Première de couverture de Bruno d’Agostino et Luca Cerchiai, Il leone sogna la preda. Iconografia e immaginari tra Greci ed Etruschi, Rome, Quasar, 2021.
En 1999, Bruno d’Agostino et Luca Cerchiai avaient publié ensemble un premier volume, Il mare, la morte, l’amore. Gli Etruschi, i Greci e l’immagine1, qui appliquait à l’imagerie étrusque l’approche sémiologique déjà adoptée avec succès par les chercheurs français du Centre Louis-Gernet. Les deux savants italiens avaient alors questionné, sous maints aspects et manifestations, le problème auquel nous sommes confrontés lorsque nous envisageons la traduction d’un mythe, qui existe en mots, en une image : en tant que sujet autonome, le récit visuel agit comme un prisme révélateur de la mentalité étrusque. Les Étrusques ont utilisé les modèles grecs ; ils les ont sélectionnés et adaptés à leurs propres besoins, dans les référentiels intellectuels et le cadre mental qui leurs étaient propres, induisant des changements de perspectives.
Ce nouvel ouvrage, Il leone sogna la preda. Iconografia e immaginari tra Greci ed Etruschi, s’inscrit dans cette lignée : le titre exprime d’emblée, comme un manifeste, la pensée des auteurs qui croient fermement à l’importance de l’approche iconologique et à la valeur historique de la lecture de l’image. À la croisée de l’histoire de l’art et de l’archéologie, entre images et textes, entre Grecs et Étrusques, les contributions rassemblées dans ce volume (un ensemble d’études en italien menées durant la période comprise entre 1999 et 2018, offrant également l’occasion de faire le point sur les recherches iconographiques actuelles [p. 1]) tracent le fil d’une enquête heuristique riche et complexe. L’introduction situe le contexte mais aussi les raisons qui ont guidé la sélection des contributions : ce processus est expliqué brièvement, mais avec clarté et avec le recul nécessaire pour orienter le lecteur, ce qui est particulièrement important dans ce genre d’ouvrage rassemblant plusieurs articles sur des thèmes variés.
Vingt ans après le premier volume, Il leone sogna la preda. Iconografia e immaginari tra Greci ed Etruschi dresse une sorte de bilan méthodologique. Il revient sur la spécificité des dispositifs iconographiques comme clef d’accès pour retrouver la qualité d’une « production visuelle dans laquelle la variation par rapport à une “norme” compte au moins autant que l’adhésion aux catégories d’un paradigme » (« produzione visuale in cui la variazione rispetto ad una ‘norma’ conta almeno quanto l’adesione alle categorie di un paradigma », p. 1). L’imagerie, avec sa valeur sociale, est de fait l’expression d’un langage dont il faut certes décoder les règles spécifiques, mais également décrire les relations avec le système plus large de significations sous-tendues par les autres formes de comportement social. Ce problème est au cœur de l’étude de la narration dans l’art et l’imagerie antiques. D’où l’importance de la recontextualisation : il faut rendre à une imagerie « son » temps et « son » contexte historique. Pour l’Antiquité, l’analyse contextuelle des images représente l’approche la plus adéquate. Elle montre comment l’archéologie peut, elle aussi, s’inscrire dans les perspectives de recherche prônées par les visual studies par l’attention qu’elle porte à la « matérialité » des images, aux techniques et à l’imbrication des acteurs impliqués : artisans, clients, marchands.
Les études réunies dans ce recueil ne sont pas classées par ordre chronologique mais selon des points de vue thématiques. Leur hétérogénéité témoigne de l’évolution des pratiques intellectuelles et de la réflexion des auteurs, comme un récit sur deux parcours de recherche que mettent en exergue la confrontation des dossiers et celle des regards. Réparties en quatre sections de longueur variable, les contributions ici rassemblées abordent des questions diverses. L’objectif est en filigrane de défendre et d’illustrer, mais aussi de réinterroger, des pratiques d’enquête partagées. L’organisation du livre prend la forme de la restitution d’un cheminement intellectuel : les articles se font ainsi écho, se répondent, se complètent et finissent par se renforcer en s’intégrant à un système heuristique qui adopte progressivement une unité. Le lien entre les différents textes se tisse en conséquence entre les lignes, par l’ancrage dans une approche méthodologique solide, de chapitre en chapitre. C’est autrement dit l’appartenance à un ensemble scientifique et l’adhésion à un projet commun qui font d’emblée la cohérence du livre.
La première section, intitulée « La volontà di comprendere » (p. 7-23), réunit deux contributions présentées à l’occasion d’un colloque dédié à la mémoire de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet qui s’était tenu à Naples en novembre 20082. Les deux auteurs relatent chacun dans un article le climat scientifique et l’environnement intellectuel qui, à partir des années 1960, ont marqué un virage chez les antiquisants en France et en Italie : à travers une approche qui n’était pas uniquement l’expression d’une méthodologie, mais également la manifestation d’un engagement politique, Vernant et Vidal-Naquet ont créé une « école », la « Scuola di Parigi ». L’histoire de l’art et l’archéologie antiques ont en effet nourri la réflexion sur la matérialité des systèmes symboliques au sein du Centre Louis-Gernet de recherches comparées sur les sociétés anciennes dès les années 1970 et plus encore dans les années 1980, à la suite de « La cité des images ». Cette célèbre exposition, inaugurée au Musée historique de Lausanne en février 1984, avait été présentée ensuite dans plus d’une vingtaine de musées ou lieux publics en Europe. Véritable vade-mecum et texte fondateur, le catalogue associé à l’exposition mettait alors en lumière, dans le sillage des fondateurs du Centre Louis-Gernet, des questions fondamentales de méthode3 (l’imagerie comme construction intellectuelle, les rapports entre anthropologie et image, la nécessité de replacer le vase dans ses contextes – de production, d’usage, de réception), dont le très regretté François Lissarrague fut l’un des majeurs bâtisseurs. Ce n’est pas une coïncidence si le volume de d’Agostino et Cerchiai, comme celui de 1999, s’inscrit dans cette perspective. Le Centro per l’Ideologia Funeraria nel Mondo Antico, fondé à Naples par d’Agostino à l’université « L’Orientale », partageait en effet avec le centre de recherche parisien un intérêt pour l’anthropologie (p. 16). Il déboucha, dans la tradition historiographique italienne, en une méthode comparative visant à valoriser les spécificités des différentes cultures antiques méditerranéennes.
La deuxième section réunit sept contributions traitant de la figure de l’artisan (« La città, l’artigiano, le immagini », p. 27-102), à laquelle d’Agostino avait depuis longtemps consacré nombre de ses travaux. Pour comprendre les artisans, il faut décrypter l’imagerie telle qu’elle est employée sur les différents supports et ajouter aux sources iconographiques les inscriptions qui en font partie. L’orientation anthropologico-sociale est assez nette. À travers quelques dossiers emblématiques (l’imagerie des pinakes de Penteskouphia, les signatures des artisans, les figures d’Aristonothos, Euphronios, de Kléophradès et Brygos, la circulation des modèles entre différents ateliers, les relations artisans-clients – dont la relation réciproque conditionne à la fois la construction et la « consommation » du produit iconographique, dans l’unité indissociable de ses différentes composantes, formelles, stylistiques et de signification), cette section interroge la relation complexe que le monde grec entretient avec la figure de l’artisan. Sa nature ambiguë se reflète même dans le statut mythique de sa divinité tutélaire, Héphaïstos. Cette ambiguïté est déterminée « par la nature critique de son savoir pratique » (« dalla natura critica del suo sapere pratico », p. 2) : la technè de l’artisan, maître et victime de son savoir-faire, dans l’imaginaire comme dans l’imagerie, trouve son pendant dans celle d’Ulysse, dont l’intelligence est plus efficace que la force brute. L’approche mise en œuvre dans ces articles conduit à analyser les images au regard de tous les éléments contextuels qui peuvent les conditionner – traditions, pratiques, codes communs, savoir-faire partagés et adaptations individuelles – et de toutes les actions qui les définissent – création, sélection, innovation iconographique, commande spécifique.
La troisième section, « L’immaginario di Odisseo » (p. 105-156), a pour protagoniste Ulysse. Héros voyageur, cher aux Étrusques, il repousse les frontières du monde, en reliant l’Occident lointain à travers les étapes de ses trajets. Dans la tradition hésiodique, Ulysse est le père d’Agrios et de Latinos, les premiers rois des Tyrrhéniens, dont la généalogie héroïque rend légitime la relation paritaire entre Grecs et Étrusques. Ulysse est aussi un héros à la dimension humaine : à travers sa figure, « la culture grecque archaïque établit le paradigme de l’homme occidental » (« la cultura greca arcaica istituisce il paradigma dell’uomo occidentale », p. 113). Dans un entrelacement d’images et d’épos, de textes et d’images, l’iconographie est ainsi intégrée dans une trame complexe dont elle ne peut être séparée : sa valeur sémantique est profondément imbriquée.
La dernière section, « Dioniso, il simposio, la tomba » (p. 159-215), réunit six articles rédigés par Cerchiai. Divinité de la médiation par excellence, Dionysos met en relation le monde ordonné des hommes avec l’altérité qui l’entoure (p. 160) ; divinité étrangère, divinité itinérante, elle aussi liée au voyage, comme Ulysse, les Étrusques le reconnaissent comme un dieu familial (p. 4). C’est pourquoi Dionysos est omniprésent dans l’ouvrage et non seulement dans cette quatrième partie. Dans les programmes figuratifs des peintures, au cœur de cette section, l’iconographie dionysiaque permet de saisir, en raison de ses écarts par rapport à la culture visuelle grecque et par « l’originalité irréductible des solutions iconographiques » (« l’irriducibile originalità delle soluzioni iconografiche », p. 4) retenues, la portée créative de l’interaction entre commanditaires et artisans. On comprend alors l’incidence des choix individuels d’une élite locale de privilégiés qui s’identifie en communion directe avec le dieu : l’expérience religieuse ne traduit pas la projection vers une dimension transcendante, mais sert à garantir la suprématie d’un groupe dominant (p. 20). Dans l’imaginaire étrusque, l’expérience émotionnelle du symposion offre une solution alternative à la mort : un voyage qui, comme l’exercice contrôlé de l’ivresse, mène à une issue heureuse (p. 4).
Il nous a paru tout à fait pertinent de s’arrêter sur ce bel ouvrage de d’Agostino et Cerchiai dans le cadre de ce numéro d’Histoire de l’art qui explore les différents aspects du dialogue entre disciplines. Tout lecteur s’intéressant à l’iconographie antique tirera nécessairement profit de la lecture de ce volume. Cet ouvrage, proposant une méthode à la confluence de l’anthropologie et de l’histoire de l’art, de l’archéologie et de la sémiologie de l’image, nous entraîne dans une analyse riche et nuancée par toutes les interrogations qu’il suscite. Le tout aboutit à un livre vivant et édifiant, formidablement stimulant car toujours très exigeant, tant dans sa réflexion visuelle sur les images et la variété de leurs supports que dans son souci constant de restituer un regard critique. Ce bref aperçu, qui ne peut rendre compte de manière satisfaisante de la richesse des données présentées, peut néanmoins mettre en exergue le potentiel de la démarche retenue par les auteurs. C’est ainsi en élargissant progressivement l’enquête, de manière interdisciplinaire, et en sollicitant toujours de nouveaux documents et témoignages que les recherches iconographiques et iconologiques en art antique peuvent explorer de nombreuses pistes et offrir des points de vue neufs à l’exégèse historique : la valeur sémantique de l’imagerie permet en effet d’accéder à d’importants résultats idéologiques, sociaux et culturels. In fine, j’insisterai encore une fois sur la centralité absolue du contexte dans l’approche herméneutique de l’image antique, qu’il s’agisse de la tradition dans laquelle l’image s’inscrit – et, en particulier, de la tradition propre à un atelier –, de la logique de production de l’image ou de ses récréations dans le temps, puisqu’une image peut être soumise à de nombreux processus de refonctionnalisation entre les moments de sa production et de sa destination et celui de sa dernière « consommation ». En cela, cet ouvrage contribuera aussi de façon spontanée, senza forzature, à nourrir l’intérêt considérable pour le monde des objets et leur « biographie » qui traverse aujourd’hui de nombreuses disciplines, de l’anthropologie à la muséologie, en passant par l’histoire de l’art et l’archéologie.