De la nécessité d’une vision englobante

Entretien avec Alain Schnapp

p. 13-20

Index

Mots-clés

Alain Schnapp, Archéologie, Ruines, Antiquité, Moulages

Keywords

Alain Schnapp, Archeology, Ruins, Antiquity, Castings

Texte

Alain Schnapp est professeur émérite d’archéologie du monde grec à l’université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne. Ses recherches illustrent parfaitement les enjeux d’une démarche qui fait appel à la fois à l’archéologie avec ses méthodes, à l’histoire de l’art antique et à ses réceptions ainsi qu’au dialogue ininterrompu entre ces disciplines, en tentant de réunir des approches d’ordinaire éclatées. Ses travaux portent en effet à la fois sur l’archéologie des territoires et des cités grecques, sur l’iconographie et l’anthropologie des images, ainsi que sur l’histoire de l’archéologie. Il a mené d’importantes fouilles archéologiques en Italie (Eboli, Moio della Civitella, Laos) et plus récemment en Crète (Eleftherna, Itanos). Formé auprès de Jean-Pierre Vernant et de Pierre Vidal-Naquet, qui ont introduit la pensée anthropologique dans l’étude de la Grèce antique, il est notamment l’auteur de travaux sur les représentations céramiques de la chasse, où il démontre comment, à travers cette pratique sociale, la cité grecque s’est bâtie, pensée et autoreprésentée1. Cet intérêt pour l’iconographie et l’anthropologie de l’image l’a conduit, dans le cadre du Centre Louis-Gernet et en étroite collaboration avec François Lissarrague, à organiser plusieurs expositions, dont « La Cité des images », inaugurée au Musée historique de Lausanne en 19842.

S’intéressant particulièrement aux méthodes de l’archéologie, à l’histoire de l’archéologie, à l’antiquarianisme et à la réception de l’Antiquité, Alain Schnapp a publié plusieurs ouvrages et articles sur ce thème dont La Conquête du passé. Aux origines de l’archéologie, traduit en de nombreuses langues3. Il a participé à la fondation de la revue Les Nouvelles de l’archéologie en 1979 et codirigé, avec Jean-Paul Demoule et Dominique Garcia, Une histoire des civilisations. Comment l’archéologie bouleverse nos connaissances4. Cet intérêt constant pour les champs de l’histoire des idées et de l’histoire comparée nourrit sa démarche intellectuelle et scientifique. Il a notamment fondé le réseau Archives de l’archéologie européenne (AREA), associant une douzaine de centres de recherches dans huit pays, engagé dans la sauvegarde et l’étude des archives de la plupart des grandes institutions archéologiques européennes.

Avec Une histoire universelle des ruines. Des origines aux Lumières (2020), le chercheur construit son discours à partir des sources archéologiques et de la poésie à la fois, explorant ainsi le rapport que différentes civilisations ont entretenu avec les ruines5. Pour ce numéro d’Histoire de l’art, qui se propose de sonder les différents aspects du dialogue entre art et archéologie, il nous a paru primordial de nous entretenir avec cet éminent spécialiste, un archéologue qui a dirigé l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) de sa création en 2000 jusqu’en 2005, en l’interrogeant sur l’archéologie et ses méthodes, sur les relations entre artefacts exhumés et œuvres d’art, sur le patrimoine et la muséographie, sur l’imaginaire des objets et leurs modes d’exposition, sur l’engagement moral de l’archéologie dans l’histoire contemporaine, sur le dialogue, enfin, entre archéologues et historiens de l’art.

Guillaume Biard et Arianna Esposito : Comment l’archéologie et ses méthodes ont-elles contribué à faire évoluer le statut des objets, que l’on peut regarder tour à tour comme des artefacts ou des œuvres d’art ? Comment analyser ce changement de regard, notamment sur les fragments, qui deviennent une source d’inspiration pour les artistes ? Quels principes archéologiques irriguent notre perception des œuvres ?

Alain Schnapp : L’archéologie, au sens moderne, en Occident, est née de l’antiquarianisme, une notion dont les contours ne sont pas toujours clairs. Pour ma part, je la définis comme un rapport avec le passé qui implique une expérience matérielle, même s’il est impossible de se défaire d’un certain flou : les antiquaires byzantins, par exemple, travaillaient plus sur l’évolution des mœurs et de la société byzantine que sur des objets d’art et des monuments de cette époque. Ma définition s’appuie sur les travaux de l’historien néerlandais Johan Huizinga (1872-1945) qui, pour définir l’histoire face au défi posé par l’universalité de l’anthropologie, écrit qu’elle est ce qu’une société juge utile de se remémorer. Cette définition permet d’embrasser les rapports aux passés des différentes civilisations et, sur le plan matériel, de considérer ensemble le fragment, le vestige et l’objet d’art. La question de la valeur relative des différents vestiges existe dans l’antiquarianisme chinois et européen depuis bien longtemps, par exemple chez le comte de Caylus (antiquaire français, 1692-1765), qui déclare préférer des fragments à des objets entiers, parce que le fragment donne un accès plus direct à la matière. Nicolas-Claude Fabri de Peiresc (antiquaire français, 1580-1637), sensible à l’aspect esthétique des antiquités, milita néanmoins pour la reconnaissance de la valeur d’ancienneté de certains vestiges : des objets qui semblent a priori tout à fait secondaires – un fragment de céramique, les rebuts d’un atelier de fonderie, etc. – peuvent s’avérer aussi importants qu’une statue. Chez Caylus, ces réflexions s’inscrivent dans une critique de Bernard de Montfaucon (moine bénédictin et érudit français, 1655-1741), qui, fidèle à la tradition bénédictine, interprète les images comme on interprète les textes. Or, Caylus est lui-même un homme de la matière : il aime graver, bricoler et est, à ce titre, sensible à la matérialité des vestiges. La parution de l’Histoire de l’art dans l’Antiquité (1764) de Johann Joachim Winckelmann (archéologue et historien de l’art allemand, 1717-1768) marque une inflexion qui fait perdre de son influence à l’approche technique et matérielle. Quoique Winckelmann parte des mêmes principes que ses prédécesseurs, son intention est d’établir l’ordre des œuvres dans le temps, de classer l’art de l’Antiquité de son origine jusqu’à sa fin, en organisant un lexique qui permet d’en définir les phases. On se représente mal aujourd’hui le succès du livre de Winckelmann : sa circulation en traduction a enthousiasmé toute l’Europe et a suscité des émules, comme Le Winckelmann polonais6. L’engouement pour l’approche défendue par Winckelmann provoque un déplacement, même si l’on peut trouver dans son œuvre des éléments qui évoquent un souci du rapport entre le fragment et le tout, notamment dans sa correspondance avec Johann Caspar Füssli (peintre et écrivain suisse, 1706-1782). Néanmoins, l’accent est désormais porté sur l’art, compris dans son développement formel de son origine à sa fin, en passant par son apogée. Il en résulte une dissociation entre l’archéologie et l’histoire de l’art. En Allemagne, qui occupe une place dominante dans les études classiques jusque dans les années 1880, la situation est quelque peu différente : des savants comme Friedrich Creuzer (archéologue et philologue allemand, 1771-1858) établissent une équivalence entre l’art et l’archéologie. Ainsi, l’un des ouvrages de Creuzer s’intitule Zur Archäologie oder zur Geschichte und Erklärung der alten Kunst (Sur l’archéologie ou l’histoire et l’explication de l’art antique, 1846-1847). Une polarité interne à la discipline s’impose progressivement avec, d’un côté, à la faveur notamment des découvertes de Grèce et de Turquie, une vision de l’Antiquité classique, qui est purement celle de l’histoire de l’art, et de l’autre, la poursuite de travaux fondés sur les aspects matériels de la civilisation, menés sur le terrain par les préhistoriens et les orientalistes, qui peinent à trouver leur place face aux archéologues classiques. Ce n’est qu’avec Jacques Boucher de Perthes (préhistorien français, 1788-1868) et la naissance de la préhistoire qu’une histoire des techniques s’impose. J’ai personnellement coutume de considérer que l’archéologie au sens moderne du terme, de la Préhistoire au monde contemporain, naît lorsque trois principes, autrefois dissociés, fonctionnent ensemble : la typologie, qui inscrit les types dans le temps ; la technologie, l’histoire des techniques, qui permet de distinguer les façons de faire, de donner un soubassement matériel à la typologie ; enfin, la grande invention, issue de la géologie et intégrée à l’archéologie par les préhistoriens, la stratigraphie. Lorsque ce triangle est établi, on peut, comme Aubin Louis Millin (naturaliste et archéologue français, 1759-1818) qui, le premier, utilise systématiquement le terme d’archéologie au xixe siècle, abandonner le vieux terme d’antiquaire. Il est intéressant de noter que le manuel de Millin publié à Paris en 1796, Introduction à l’étude de l’archaeologie ou la connoissance des monuments antiques, est traduit en allemand en 1798 à Halle sous le titre Allgemeine Einleitung in das Studium der alten Kunstdenkmäler. L’éditeur allemand ajoute le mot « Kunst » (art), comme s’il était inséparable de l’étude des monuments antiques…

G. B. et A. E. : En établissant le contexte précis de production et de réception d’une œuvre d’art, comment la méthode archéologique révèle-t-elle une tension entre la valeur universelle attribuée à l’œuvre d’art, lorsqu’elle est notamment exposée dans un musée, et sa valeur contextuelle précise ? D’une manière concrète, quel rôle jouent l’archéologie et ses méthodes dans la réflexion contemporaine sur les restitutions d’œuvres d’art ?

A. S. : Nous assistons à une déconstruction progressive du concept d’œuvre d’art. Cette évolution revêt un aspect civilisationnel : en fonction des principes qui les fondent, les civilisations ont une approche différente des objets, des monuments et des vestiges. On peut par exemple opposer les ensembles funéraires et les temples en pierre de l’Égypte ancienne aux ensembles funéraires et temples en brique crue des Mésopotamiens. Ces choix matériels suggèrent un rapport au passé différent, ce qui implique une relation différente aux objets et aux œuvres. On peut également considérer la question du point de vue de la construction historique de l’œuvre d’art. Dans son histoire mondiale du musée, dont le troisième volume vient de paraître et dont je recommande la lecture7, Krzysztof Pomian montre comment, à l’origine, le musée procède de la collection et adopte le concept de sémiophore, malheureusement peu utilisé par les archéologues et les historiens de l’art. Si l’on pose pour principe l’égalité des mémoires dans une approche comparée, le concept de sémiophore est extrêmement utile, parce qu’il désigne tout objet retiré du circuit des activités utilitaires, mis de côté, en quelque sorte. Il devient alors un objet porteur de sens en fonction du lieu où on l’a découvert, de sa technique de fabrication ou encore de ses anciens possesseurs. Ainsi, ce mot forgé par Pomian voici une trentaine d’années répond aux usages multiples qu’on peut faire d’un objet. Pour illustrer ce concept, je prends souvent l’exemple de la grotte de l’Hyène à Arcy-sur-Cure (Yonne), où André Leroi-Gourhan (archéologue français, 1911-1986) a identifié des objets non manufacturés, des fossiles, regroupés dans la grotte, comme si leur regroupement était significatif. C’est, à ma connaissance, le témoignage le plus ancien de la pratique qui consiste à mettre à part des objets porteurs de sens. Le concept de sémiophore éclaire, me semble-t-il, votre question : la présentation dans le musée, qui retire l’objet du champ dans lequel il a été produit et découvert, suscite-t-elle une tension ? Certainement, et cette tension est constitutive du musée. Une des manières de prendre en charge cette tension est celle de la reconstitution au musée du contexte originel. Beaucoup d’archéologues, tel Luigi Bernabò Brea (archéologue italien, 1910-1999), protohistorien dont l’activité fut fondamentale pour l’archéologie de la Sicile et particulièrement des îles Lipari, ont essayé d’établir entre la fouille et le musée un lien organique. Bernabò Brea, en présentant in situ un certain nombre d’objets qu’il avait découverts dans les fouilles, qu’il menait avec un soin rare à son époque, cherchait à donner aux habitants des îles éoliennes une vision générale de l’activité archéologique, mais aussi à les impliquer dans l’ensemble du processus : les mêmes personnes qui, pendant l’été, participaient à la fouille, restauraient les objets et les monuments et construisaient des environnements pour leur présentation. Malgré ces tentatives, la tension intrinsèque au musée subsiste. J’en prends un exemple caractéristique : Franz Boas (1858-1942), l’anthropologue le plus important du début du xxe siècle, avait constitué au sein de l’American Museum of Natural History de New York, sur l’île de Manhattan, une très riche collection relative aux Amérindiens, décrite par Claude Lévi-Strauss (anthropologue français, 1908-2009) et que j’ai eu la chance de visiter. La collection, dont la présentation illustrait le développement technologique, a été démantelée, car, si elle répondait à la curiosité des archéologues, elle ne correspondait pas aux attentes des nations amérindiennes. Un nouveau musée a été inauguré en 1994, le National Museum of the American Indian, dans l’ancienne douane de New York, qui propose l’histoire de chaque nation. Les mêmes objets racontent ainsi une histoire totalement différente et le travail de Boas a été complètement démantelé par ce changement de perspective. Ainsi, du musée d’anthropologie au musée des chefs-d’œuvre en passant par le musée de site, la tension que mettait en lumière votre question est partout présente selon des modalités différentes.

G. B. et A. E. : La méthode archéologique révèle sans doute un autre conflit de valeurs, entre la valeur attribuée à une œuvre par le marché de l’art et la valeur scientifique définie par les archéologues et les historiens de l’art. La valeur symbolique du patrimoine artistique finit paradoxalement par aboutir à sa destruction et son pillage. Quel rôle l’archéologie peut-elle jouer pour résoudre cette tension ?

A. S. : L’archéologie peut contribuer à résoudre cette tension en expliquant la valeur dont les objets ou les fragments d’objet sont porteurs, en insistant notamment sur l’intérêt du contexte dans lequel une œuvre a été découverte. Pour l’archéologue, tous les documents sont en principe égaux et doivent faire l’objet d’une égale attention, de la longue inscription au petit fragment de céphalopode. Cela fait partie de son métier. La question de la valeur de l’œuvre d’art relève donc du regard porté sur les objets. À cet égard, l’art joue lui-même un rôle critique, notamment à travers l’extension considérable de son champ. Les retrouvailles entre art et archéologie se font en effet dans les deux sens, comme le prouvent l’invitation désormais fréquente de créateurs dans les musées d’archéologie mais aussi l’utilisation par certains artistes d’objets archéologiques comme éléments de leurs compositions. La pratique est ancienne, puisque Auguste Rodin (sculpteur français, 1840-1917) et des artistes qui lui sont proches jouaient, comme l’a montré une exposition il y a quelques années8, des liens entre l’Antiquité et la création contemporaine. Ces liens ne sont pas sans évoquer ceux que Sigmund Freud (psychanalyste autrichien, 1856-1939) entretenait avec l’Antiquité, qui s’expriment dans ses métaphores archéologiques et sa curiosité antiquaire, nourries des conseils d’Emmanuel Loewy (archéologue autrichien, 1857-1938), premier professeur d’archéologie classique à l’université de Rome. Cependant, le caractère très disparate de l’art contemporain, qui envahit des domaines jusqu’alors peu fréquentés, et la liberté extrême du créateur font que, en retrouvant une science des matériaux artistiques – à travers par exemple l’utilisation de produits de rebut, de déchets –, les artistes contemporains se rapprochent de ce que les archéologues appellent la culture matérielle, en jouant sur les paramètres qui font d’un objet un sémiophore.

Puisque votre question touche aussi au marché de l’art, je dois avouer que je fus choqué, voilà quelques années, lorsque, dans un contexte où le British Museum et d’autres grands musées avaient décidé d’interrompre leurs achats d’antiquités sur le marché, j’interrogeai des collègues du Louvre, où une telle décision avait été rejetée, sur la nécessité d’enrichir encore les collections par des achats, alors que le musée ne parvenait pas à traiter et étudier tout le matériel conservé dans ses réserves. Je me vis répondre qu’un département qui n’achète pas, dans le système muséal français actuel, signale un musée qui est en train de dépérir. Le conflit entre valeur commerciale et valeur scientifique des œuvres ne se joue donc pas seulement sur le marché de l’art, mais au sein même des institutions muséales.

G. B. et A. E. : Dans votre dernier ouvrage, vous identifiez, parmi les trois tensions constitutives de la ruine, un tiraillement entre le matériel et l’immatériel, entre ce qui subsiste et ce qui a disparu. On constate une même tension autour des œuvres issues des fouilles, entre volonté de reconstruction pour jouir de l’œuvre dans son ensemble et nécessité scientifique de préserver l’objet dans son état archéologique. Comment cette tension entre le visible et l’invisible est-elle prise en charge aujourd’hui ?

A. S. : Il faut d’abord souligner que les pratiques de restauration dépendent des traditions. On ne restaure pas dans le monde scandinave comme on restaure dans le monde français ou italien. En France, la doctrine de la restauration reste floue, si on la compare à l’immense acquis de l’Istituto centrale per il restauro italien (fondé en 1939 par Cesare Brandi), et les tentatives pour pallier ce retard français n’ont pas encore abouti, faute d’une institution publique assez forte et assez riche pour couvrir la panoplie des formations qu’on trouve dans le monde anglophone et en Italie. Il faut ensuite garder à l’esprit que l’on opère toujours un choix entre ce qui sera visible et ce qui restera invisible, à commencer par l’archéologue sur le terrain, qui détermine le type de fouille qu’il souhaite mener. Celui qui est particulièrement intéressé par la stratigraphie privilégiera la séquence, au risque de perdre des informations liées au contexte. En revanche, celui qui s’efforce de mettre en contact les différents objets d’une couche en dégageant des horizons successifs risque de perdre le fil du raisonnement stratigraphique. Dans tous les cas, fouiller signifie perdre des informations et la fouille en aire ouverte ne pallie que partiellement cette difficulté. Prenons un exemple concret de cette tension entre le visible et l’invisible : je travaille en ce moment avec le musée des Beaux-Arts de Lyon à une exposition sur les ruines, que je souhaiterais voir s’ouvrir sur une section consacrée à la préhistoire des ruines, notamment aux objets retrouvés par Leroi-Gourhan dans la grotte de l’Hyène, mais aussi à la relation entre l’oralité et la matérialité dans le rapport aux ruines. J’aimerais appuyer cette section sur le plus bel exemple que je connaisse : la fouille de mon collègue José Garanger, ethnologue du Vanuatu, qui a exploré voilà une trentaine d’années un site désigné dans une chanson de geste comme le lieu de la sépulture d’un fondateur de clan. Or, la fouille, menée selon la méthode de Leroi-Gourhan, a montré que le processus d’inhumation correspondait parfaitement à la description de la chanson de geste. Se voyait ainsi démontré le fait que les habitants du Vanuatu avaient préservé par transmission orale pendant quatre siècles, sans le support matériel des vestiges pour entretenir la mémoire, des informations sur une inhumation que nous appellerions en Occident « princière ». Ainsi, la mémoire n’est sans doute pas si fragile qu’on a coutume de le penser : des sociétés sont capables de transmettre oralement des informations fiables par des moyens qui ne nous semblent pas évidents en Occident, où la mémoire repose depuis longtemps sur l’écrit et la trace. Je souhaiterais donc, en ouverture de l’expo-sition, présenter le travail de Garanger pour illustrer la tension entre le matériel et l’immatériel constitutif de la ruine. La tâche s’avère cependant malaisée, certes pour des raisons contingentes – une partie des objets ont été cédés au Vanuatu et sont aujourd’hui difficilement accessibles –, mais aussi parce que, si l’on veut rendre compte dans une exposition d’une inhumation collective comme celle-ci, on ne peut se contenter de photographies et de dessins. Une exposition comme celle de Lyon constitue donc en elle-même une réflexion sur ce qu’on peut transmettre par l’écrit et ce qu’on peut transmettre par une mise en série des objets. C’est un aspect de la réponse à votre question : le langage de la matérialité ne recouvre pas exactement le langage de la connaissance et il est possible de faire parler les objets et les vestiges, comme le suggère la belle expression italienne de « rovine parlanti ». Ce dilemme entre langage de la connaissance et de la matérialité est au cœur du travail de l’archéologue comme de l’historien de l’art.

G. B. et A. E. : Vous identifiez également dans la ruine une tension entre nature et culture, c’est-à-dire entre l’action humaine, qui vise à ériger un monument durable, et le retour inexorable à l’ordre des choses par la dégradation, l’effondrement, la dispersion. Cela implique que la ruine, pour rester ruine, doit être entretenue, conservée, restaurée. L’approche actuelle des ruines n’est-elle pas, à cet égard, paradoxale, entre l’hyperpatrimonalisation – et l’hyperexploitation touristique – de quelques ruines choisies et choyées versus la négligence parfois extrême d’objets ou sites jugés secondaires ? Quel rôle les historiens de l’art et les archéologues jouent-ils dans ce processus ?

A. S. : Vous soulignez un problème important qui est celui de la croissance démographique du tourisme et, de ce fait, du risque d’érosion des sites les plus visités. Lorsque j’étais étudiant, on pouvait se rendre sur l’Acropole sans billet et y passer la nuit : c’était une ruine accessible à tout le monde. C’est devenu aujourd’hui un parc archéologique, avec ses entrées, ses files d’attente, ses piétinements, etc. Tous les grands sites archéologiques sont menacés d’usure en raison du développement du tourisme. La manière d’y répondre est celle que vous suggérez dans votre question : si l’on veut donner au public une conscience complète du passé, il faut que la médiation ne se concentre pas seulement sur les grandes institutions et les sites majeurs, mais que les petits musées de site en particulier, qui se sont constitués assez tard dans l’histoire des musées, se développent, ce qui implique une relation structurelle entre le travail muséographique et le travail archéologique. Or, en France, ces deux administrations sont coupées l’une de l’autre : l’administration des fouilles – la sous-direction de l’Archéologie – d’un côté, et la direction des Musées, de l’autre, sans parler de la direction des Monuments historiques. Ainsi en France, ce qui est en principe unitaire – l’objet ou le monument considéré de son excavation à son exposition – se trouve dissocié. À l’inverse, l’Italie s’était efforcée à créer un système unitaire avec les Surintendances (Sovrintendenze), mais celui-ci se trouve aujourd’hui mis à mal par les réformes. Le principe de la Surintendance est celui d’un territoire, surveillé et valorisé par des professionnels compétents qui interviennent à toutes les étapes du processus – fouilles, monuments historiques, collections. On observe ce même principe dans les services des antiquités scandinaves – en Suède, au Danemark ou en Norvège –, qui ont une compétence globale, mais aussi au Mexique, où, en dépit de difficultés réelles, l’anthropologie et l’archéologie sont administrées par une unique institution, dont les relais régionaux disposent de personnel doté de toute la palette des compétences nécessaire. En France, la guerre larvée que se sont livrée au xixe siècle les architectes et les archéologues a abouti à l’expulsion de facto des archéologues du champ des monuments historiques. Ce n’est que très tardivement, sous André Malraux, en 1964, que sont nommés les premiers archéologues à plein-temps chargés de la protection des sites archéologiques. Cette approche unitaire me paraît susceptible de développer l’intérêt pour les sites jugés secondaires, même si on ne peut bien sûr pas apporter de réponse univoque à votre question. Il n’en reste pas moins que l’archéologie est une chaîne insécable de compétences, de l’extraction jusqu’à la conservation et l’exposition. Si l’on ne crée pas des institutions suffisamment flexibles pour protéger toute la chaîne, elle se casse, et j’observe avec beaucoup de peine l’effondrement du système de protection territoriale que représentaient les Surintendances en Italie, où j’ai commencé à travailler comme étudiant au milieu des années 1960.

G. B. et A. E. : Face à ce constat, comment pourrait-on favoriser du point de vue institutionnel la collaboration nécessaire entre historiens de l’art et archéologues et renforcer le dialogue entre ces deux champs disciplinaires ?

A. S. : Il s’agit d’une question très complexe. Avec plusieurs collègues – notamment Anick Coudart, qui a dirigé Les Nouvelles de l’archéologie, et Jean-Paul Demoule, avec lequel je travaille actuellement à un petit livre sur ces questions –, nous nous sommes battus pour défendre l’idée d’une continuité entre le travail des archéologues et celui des historiens de l’art et, parallèlement, contre la conception dominante selon laquelle l’archéologie en France serait de moindre intérêt que l’archéologie à l’étranger. Il s’agit là d’un héritage des grandes écoles à l’étranger et, plus lointainement, des grandes missions royales et impériales des xviiie et xixe siècles. Elles ont nourri ce que j’appelle le « complexe de Pausanias » qui, dans son livre sur la Béotie, s’étonne que les Grecs dépensent tant d’énergie à décrire les antiquités d’Égypte et ne décrivent pas leurs propres monuments qui ne sont pourtant pas moins intéressants9. La difficulté à assurer une continuité et une unité du travail archéologique se lit encore aujourd’hui dans les rapports parfois difficiles qu’entretient l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) avec les services régionaux de l’archéologie, qui n’ont pas toujours les ressources nécessaires pour mener les interventions d’urgence. Si l’intervention de l’Inrap déstabilisait dans certains cas les équilibres locaux, la loi de 200310, qui fait de la fouille préventive l’objet d’une compétition économique sur un marché ouvert, a aggravé la situation en se fondant sur un parti pris idéologique. Parmi les très nombreux rapports consacrés à la législation de l’archéologie en France, championne en la matière, j’ai ainsi lu ce propos choquant d’une inspectrice générale des finances, historienne de formation qui plus est : selon elle, il fallait remettre en cause le dogme selon lequel l’archéologie préventive faisait partie de l’archéologie. Une telle assertion est aussi absurde que d’affirmer que la médecine d’urgence ne fait pas partie de la médicine. Si l’on peut concéder que sur un chantier d’archéologie préventive, à la différence de ce qui se passe sur un chantier classique, la contrainte du temps pèse sur les travaux de terrain, ce qui implique d’avoir des équipes techniques très performantes, on ne peut considérer, comme tend parfois à le faire le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, l’Inrap comme une simple agence au service de la recherche, et non un institut de recherche à part entière. Il s’agit non seulement d’une absurdité, mais d’un risque structurel qui tend à briser la chaîne que j’évoquais, qui joint le terrain au musée, en passant par l’université. Je prends des exemples français, mais la même tendance s’observe dans le monde germanique, dans le monde britannique ou encore en Espagne. Dans le monde britannique, le développement effréné des sociétés privées d’archéologie a par exemple entraîné une crise, certes en partie liée également à la pandémie de covid-19. En définitive, c’est moins le statut législatif ou la taille d’une institution qui compte que la préservation des sites, la conservation des documents et leur étude. Or, en raison du cloisonnement des compétences, on constate une série de goulots d’étranglement. Quand nous avons lancé en 1979 Les Nouvelles de l’archéologie sur le modèle des Dialoghi di archeologia de Ranuccio Bianchi Bandinelli (archéologue et historien de l’art italien, 1900-1975) et de ses collaborateurs, nous avions en tête qu’il fallait en France un système équivalent à celui des Surintendances. C’est un retournement historique quelque peu pervers de constater que lorsque nous avons réussi à porter sur les fonts baptismaux la loi de 200111, l’Italie s’est engagée dans la destruction des Surintendances.

Entre l’université et les archéologues de l’Inrap et des services archéologiques régionaux, la France a la chance de posséder le dispositif des unités mixtes de recherche (UMR), qui permet une collaboration entre les différentes institutions. Il s’agit d’un grand progrès, qui date de l’époque où Jean Pouilloux (helléniste et archéologue français, 1917-1996) occupait au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) la direction scientifique des humanités (1976-1981). Tant que l’on ne reconnaîtra pas à l’excavation son rôle central dans la chaîne de production des connaissances, le système demeurera cependant imparfait. Le fait que l’Inrap ait, depuis sa création, multiplié par plus de cinquante les surfaces excavées a deux conséquences : ces fouilles produisent des vestiges archéologiques qu’il faut entreposer et préserver ; ces productions devraient être reliées à des collaborations avec l’université et le CNRS pour la publication, mais on a l’impression que la collaboration ne se fait pas en France toujours de façon heureuse. Si des rapports préliminaires sont rédigés, on a beaucoup de mal à passer à l’étude de fond, alors que les Allemands, avec la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) et ses grands programmes de publication, ou les Britanniques, avec un certain nombre de structures dédiées, s’en tirent mieux que nous pour cela, même si beaucoup de choses ont été faites. Cependant, l’avenir tient à la nécessité de casser les goulots d’étranglement dont je parlais et qui ne sont pas liés seulement aux difficultés financières des institutions, mais à une vision qui n’est pas synthétique, englobante. On ne peut pas considérer que la fouille se réduit à un épisode technique de transfert d’objets trouvés dans le sol vers un musée.

G. B. et A. E. : Vous avez contribué à l’automne 2020 à l’exposition de la Bibliothèque nationale de France sur Josef Koudelka, photographe connu pour son travail sur des paysages contemporains en ruines, notamment à la suite d’une guerre, ou sur les vestiges de sites industriels abandonnés : quel glissement peut-on identifier dans le temps entre le médium de la peinture et la photographie de ruines ?

A. S. : C’est à nouveau une question complexe. Comme ont pu le démontrer notamment les travaux de l’une de mes étudiantes12, les photographes des premiers temps de la photographie s’inspirent de la peinture pour créer leurs modèles et cherchent en quelque sorte à s’y substituer. Il faut cependant noter que les archéologues ont immédiatement prêté une grande attention à la photographie, qui leur paraissait susceptible, en dépit des difficultés techniques des premiers appareils, de régler les problèmes posés par le relevé de terrain, et ont ainsi contribué à la faire évoluer dans deux directions : d’une part se développe la photographie documentaire, qui vise à la conservation des données de fouille par la photographie puis la photogrammétrie ; d’autre part, chez d’autres praticiens, comme Koudelka, la photographie est un outil pour faire parler les ruines et pour entrer en relation avec elles. C’est ce qui m’avait semblé magnifique dans la collection de photographies qu’il a réalisées en une vingtaine d’années. Koudelka ne travaille en effet pas au hasard : il prépare le terrain et cherche la meilleure exposition possible ; lorsqu’il ne la trouvait pas, me confiait-il, il s’arrangeait avec les archéologues pour passer une ou deux nuits sur le terrain pour trouver le moment idéal de la journée, afin de réaliser le cliché qu’il souhaitait. On voit à travers cet exemple qu’il existe une continuité entre la photographie documentaire et la photographie artistique, catégories qui semblent en définitive un peu simplistes. À ce sujet, je souhaite réaffirmer que, sur le chantier, le rôle du photographe est fondamental. Je suis donc un peu inquiet de voir qu’avec les appareils de photographie instantanée, les photographes professionnels sont de moins en moins nombreux dans les instituts d’art et d’archéologie, alors que c’était une tradition bien établie au début du xxe siècle, comme en Allemagne, où, dans tout institut d’archéologie, on avait coutume de recruter un Kustos, en charge des moulages, et un photographe. Or, j’ai constaté avec tristesse que le vieux cabinet de photographie créé à l’Institut d’art et d’archéologie de l’université de Paris (actuelle Panthéon-Sorbonne) au moment de sa création au début des années 1930 avait été abandonné peu après le départ à la retraite du dernier photographe, parce que le travail essentiel de la reprographie pour les cours n’est plus nécessaire. À mon sens, il aurait fallu le remplacer par un spécialiste de la photographie artistique et archéologique, qui produise des clichés à valeur aussi bien documentaire qu’esthétique.

G. B. et A. E. : Quel rôle peuvent jouer les moulages, que vous venez d’évoquer, dans la transmission du savoir sur l’art et l’archéologie ?

A. S. : Ma génération considérait le moulage comme quelque chose de passéiste, ce qui était lié à la façon dont on l’utilisait et à la doctrine alors développée sur la sculpture grecque. Il faut souligner cependant que mon collègue et ami Roland Étienne s’est beaucoup battu pour sauver la collection des musées de Lyon. En revanche, celle de Paris, qui était tout à fait honorable, a été laissée à l’abandon. On a prétendu que les événements de Mai 68 avaient fait subir les derniers outrages à cette collection, mais elle était en réalité déjà bien chancelante auparavant. Elle a été transportée aux Petites Écuries de Versailles, où je présume que les collègues qui enseignent la sculpture à Paris vont de temps en temps présenter les œuvres. Je pense toutefois que la fermeture des musées de moulages a représenté une perte de substance et, plus précisément, une perte du lien entre l’histoire de l’art et l’archéologie. En Allemagne, dans ma jeunesse, chaque institut d’archéologie disposait d’un musée des moulages, d’une collection d’objets archéologiques et de photographies en noir et blanc. Si l’utilisation pédagogique de la photographie est aujourd’hui, grâce aux clichés mis à disposition par les grands musées, d’une facilité dont nous ne pouvions autrefois que rêver – pour préparer mes cours, je me rendais au Louvre avec le photographe de l’Institut, comme le faisaient mes collègues et amis Francis Croissant (historien de l’art et archéologue français, 1935-2019) et Claude Rolley (historien de l’art et archéologue français, 1933-2007) –, il n’en va pas de même pour le reste de l’apparatus nécessaire à l’enseignement. Le concept d’apparatus, un peu négligé en France, a été forgé par Eduard Gerhard (archéologue allemand, 1795-1867), qui a précisément inventé le musée de moulages au milieu du xixe siècle : il désigne l’ensemble des outils nécessaires à l’enseignement de l’histoire de l’art et de l’archéologie, typiquement des livres, des photographies, des moulages et une collection archéologique. C’est pourquoi je suis heureux qu’à Montpellier, à Strasbourg, à Lyon, les musées des moulages soient de nouveau ouverts. C’est une récupération de substance dans le sens d’une unité du savoir archéologique et il me paraîtrait important que des grands centres comme Aix-en-Provence, Bordeaux ou Lille retrouvent cette tradition de l’apparatus.

G. B. et A. E. : Le rapport aux vestiges n’est pas seulement intellectuel, mais aussi émotionnel. Que pensez-vous à cet égard du développement du tourisme de mémoire, de l’évolution de l’usage des ruines et des paysages de guerre, de la mise en tourisme de ces ruines ? La ruine peut-elle être à la fois didactique et mémorielle ?

A. S. : Il s’agit d’un problème immense qui rejoint celui de la mémoire des camps ou, par exemple, de la mémoire d’Oradour-sur-Glane. À Oradour, comme j’ai coutume de le souligner, on a repris une vieille tradition grecque. Rappelons en effet que lors des guerres médiques, les Grecs alliés décidèrent, par le serment de Platées, de ne pas restaurer les temples brûlés par les Perses en témoignage de la violence qu’ils avaient exercée et dont il fallait garder la trace. Ce principe de la conservation du crime de guerre est un problème que l’on retrouve à Auschwitz et dans tous les camps d’extermination, mais aussi dans les contextes de guerre civile – on pense notamment à la guerre civile espagnole –, et aujourd’hui dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine. C’est le premier aspect de votre question : comment les services historiques, comment la conscience collective réagissent-ils à ces traces et à la nécessité d’en conserver certaines ? Il est évident que l’on ne peut pas toutes les préserver : même à Oradour-sur-Glane, la question se pose des moyens matériels pour maintenir tous les vestiges visibles.

Le second aspect de votre question est lié à une sorte d’attirance pour la destruction, pour la catastrophe – on se souvient des gens se passant en boucle les images de l’assaut contre les tours de Manhattan le 11 septembre 2001. Des dispositifs comme l’urbex13, bien étudiés par les historiens de l’époque contemporaine, montrent la fascination qu’exercent les usines abandonnées. J’ai préfacé le travail d’un jeune photographe qui était allé prendre des photographies dans les ruines de la centrale ukrainienne de Tchernobyl14, où la nature au sens de Georg Simmel (philosophe allemand, 1858-1918) s’incarne plus que jamais, puisque les hommes sont interdits, mais les animaux prolifèrent, certains paraissant n’être que peu affectés par les radiations. La question de l’attirance pour la ruine, qui va de la ruine contemporaine à la ruine de l’infiniment ancien, est fondamentale. Elle peut être liée à la violence : Patrick Boucheron a bien montré que, sur la fresque du palais de Sienne15, les ruines représentées sont directement liées à la violence politique et sociale. Les ruines ont donc une fonction éthique, comme Volney (philosophe et orientaliste français, 1757-1820) le disait après Denis Diderot (philosophe français, 1713-1784) : ce sont elles qui jugent les sociétés. Pour illustrer cette fonction éthique, j’aimerais clore cet entretien sur deux citations. La première est de Charles de Montalembert (journaliste et historien français, 1810-1870), qui, au moment de la lutte contre la Bande noire16, écrit : « La mémoire du passé ne devient importune que lorsque la conscience du présent est honteuse17. » Un siècle plus tard, en 1939, Benjamin Péret (poète surréaliste, 1899-1959) compose un poème en prose intitulé « Ruines : ruine de ruines », où il affirme : « Les ruines sont reniées par ceux dont la vie n’est déjà plus qu’une ruine dont rien ne subsistera sinon le souvenir d’un crachat18. » Ce poème m’a beaucoup impressionné et a été déterminant dans ma volonté d’écrire un livre sur les ruines. Entre la vision surréaliste et la vision romantique de Montalembert, on note une continuité incroyable. Tous deux affirment qu’il faut respecter les ruines, ce que l’on peut traduire de la manière suivante : il ne faut pas que la vision scientifique de l’archéologue s’impose sans tenir compte des réticences ou des curiosités des populations et, à l’inverse, il faut que les institutions disposent des instruments et des savoirs nécessaires au développement d’une morale de l’archéologie.

Notes

1 Alain Schnapp, Le Chasseur et la Cité. Chasse et érotique dans la Grèce ancienne, Paris, Albin Michel, 1997. Retour au texte

2 Claude Bérard, Christiane Bron et al., La Cité des images. Religion et société en Grèce antique, cat. exp. (Lausanne, Musée historique, 1984), Lausanne, Éd. de la Tour, 1984. Retour au texte

3 Alain Schnapp, La Conquête du passé. Aux origines de l’archéologie, Paris, Carré, 1993. Retour au texte

4 Jean-Paul Demoule, Dominique Garcia et Alain Schnapp (dir.), Une histoire des civilisations. Comment l’archéologie bouleverse nos connaissances, Paris, La Découverte / Inrap, 2018. Retour au texte

5 Alain Schnapp, Une histoire universelle des ruines. Des origines aux Lumières, Paris, Seuil, 2020. Retour au texte

6 Traduction commentée de L’Histoire de l’art dans l’Antiquité par Kostka Potocki, parue en 1815. Retour au texte

7 Krzysztof Pomian, Le Musée, une histoire mondiale I : Du trésor au musée ; II : L’ancrage européen (1789-1850) ; III : À la conquête du monde (1850-2020), Paris, Gallimard, 2020-2022. Retour au texte

8 « Rodin, la lumière de l’antique », Paris, musée Rodin, 19 nov. 2013 – 16 févr. 2014. Retour au texte

9 Pausanias, Béotie IX, xxxvi, 5. Retour au texte

10 Loi no 2003-707 du 1er août 2003 modifiant la loi no 2001-44 relative à l’archéologie préventive. Retour au texte

11 Loi no 2001-44 du 17 janvier 2001 relative à l’archéologie préventive, dont l’article 1, abrogé en 2004, édicte les principes suivants : « L’archéologie préventive, qui relève de missions de service public, est partie intégrante de l’archéologie. Elle est régie par les principes applicables à toute recherche scientifique. Elle a pour objet d’assurer, à terre et sous les eaux, dans les délais appropriés, la détection, la conservation ou la sauvegarde par l’étude scientifique des éléments du patrimoine archéologique affectés ou susceptibles d’être affectés par les travaux publics ou privés concourant à l’aménagement. Elle a également pour objet l’interprétation et la diffusion des résultats obtenus. » Retour au texte

12 Anissa Yelles, Aux origines de la photographie archéologique, Lyon, Mergoil, 2020. Retour au texte

13 Pour « urban exploration » (exploration urbaine) : pratique qui consiste à visiter des sites abandonnés, notamment industriels. Voir Nicolas Offenstadt, Urbex RDA : L’Allemagne de l’Est racontée par ses lieux abandonnés, Paris, Albin Michel, 2019 Retour au texte

14 Où a eu lieu le plus grave accident nucléaire du xxe siècle le 26 avril 1986 : Jonathan Jimenez, Naturalia: Reclaimed by Nature, Londres, Carpet Bombing Culture, 2018. Retour au texte

15 Ambrogio Lorenzetti, Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement, 1338-1339, fresques, Sienne, Palazzo Pubblico. Patrick Boucheron, Conjurer la peur. Sienne 1338. Essai sur la force politique des images, Paris, Seuil, 2013. Retour au texte

16 Spéculateurs qui, pendant et après la Révolution, achètent à bas prix les biens des émigrés et du clergé pour les démanteler et en revendre les éléments. Retour au texte

17 
« Du vandalisme en France. Lettre à M. Victor Hugo », Revue des deux mondes, mars 1833, p. 482. Retour au texte

18 Benjamin Péret, « Ruines : ruine de ruines », Minotaure 12-13, 1939, p. 57-61, ici p. 59. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Guillaume Biard et Arianna Esposito, « De la nécessité d’une vision englobante », Histoire de l’art, 90 | 2022, 13-20.

Référence électronique

Guillaume Biard et Arianna Esposito, « De la nécessité d’une vision englobante », Histoire de l’art [En ligne], 90 | 2022, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 22 mars 2025. URL : https://devisu.inha.fr/histoiredelart/163

Auteurs

Guillaume Biard

Guillaume Biard, ancien membre de l’École française d’Athènes, est maître de conférences à Aix-Marseille Université, membre de l’Institut de recherche sur l’architecture antique (UAR 3155) et membre junior de l’Institut universitaire de France. Ses travaux portent sur la sculpture et l’architecture grecques antiques, qu’il étudie en particulier à Thasos (Égée du Nord) et au sanctuaire des Muses sur le territoire de l’antique Thespies (Béotie). Il est membre du comité de rédaction d’Histoire de l’art.

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Arianna Esposito

Arianna Esposito est maîtresse de conférences à l’université de Bourgogne (UMR 6298 ARTEHIS). Ses recherches sur la culture matérielle croisent approches techniques, historiques et anthropologiques ; elle s’intéresse aussi à la réception de l’antique. Membre du bureau de l’Apahau et du comité de rédaction d’Histoire de l’art, elle a enseigné à l’université (Paris, Lille) et à l’École du Louvre. Elle a travaillé à l’INHA et été Marie Curie Fellow, lauréate du Shelby White and Leon Levy Program (Harvard University), Focillon Fellow (Yale University) et chercheuse résidente à l’École française de Rome.

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