Si nombre d’artistes contemporains puisent leur inspiration dans l’archéologie et ses méthodes1, c’est que la discipline qui exhume et étudie les vestiges du passé nourrit puissamment l’imaginaire2, notamment parce qu’elle implique un rapport au temps et à la matérialité spécifique3, dans lequel le geste créateur trouve à la fois son origine et sa fin. Toute création prolonge l’effort, collectif ou individuel, pour donner forme à l’expérience du monde et est vouée, comme lui, à la ruine. Les œuvres d’art, y compris contemporaines, sont elles-mêmes dans un état qui est par définition transitoire. Le temps y fait son œuvre. De multiples bouleversements et accidents peuvent les altérer, des dégradations fortuites aux interventions volontaires. Comme les vestiges archéologiques, elles témoignent par leur aspect corrompu du passage des événements. Aux xxe et xxie siècles, les artistes ont expérimenté différents types de relation avec l’archéologie, notamment à travers la réalisation d’expositions et d’interventions in situ, comme l’explore Audrey Norcia dans sa contribution au présent volume. L’archéologie est devenue un sujet de l’art contemporain4. Mais elle est aussi une pratique dont les artistes s’emparent en portant par exemple leur attention sur des matériaux modestes, sur la stratigraphie ou la classification, à l’instar d’artistes du Nouveau Réalisme, comme Arman et Daniel Spoerri, ou encore d’Anne et de Patrick Poirier, pionniers de l’intégration de méthodes archéologiques dans le champ de la création actuelle.
Art et archéologie n’entretiennent donc pas seulement un rapport de circonstance, mais se rejoignent dans le souci de l’objet, de son insertion dans une histoire et une culture, de son usage et, enfin, de sa mise au rebut et de sa destruction. Ce cousinage explique l’association étroite, en France, entre histoire de l’art et archéologie, qui partagent un même département dans la plupart des universités et sont donc amenées à définir des méthodes et des principes communs. Ce numéro de la revue Histoire de l’art, habillé de neuf grâce à l’élégante maquette créée par la graphiste Anne Desrivières, explore les différents aspects de cette relation entre art, archéologie et histoire de l’art dans trois directions principales : c’est tout d’abord la capacité à restituer, parfois à partir d’infimes vestiges, des objets et des bâtiments dégradés que les historiens de l’art empruntent aux archéologues, adoptant parfois des méthodes inspirées de celles élaborées sur les chantiers de fouille. Cet intérêt pour les objets dégradés, défigurés, ne laisse bien sûr pas les artistes indifférents, attirés par l’énigme que posent ces pièces incomplètes.
Archéologues, historiens de l’art et artistes se retrouvent également dans l’attention aiguë qu’ils portent aux matériaux, aux techniques et, plus généralement, au contexte de la production, de l’exposition et, le cas échéant, de la destruction des œuvres d’art. Cette attention conduit à une interprétation renouvelée des œuvres, mais aussi à un questionnement commun sur les différentes valeurs – esthétique, scientifique, religieuse, commerciale, etc. – que l’on attribue aux objets. Qui plus est, le fait de placer un objet banal, ordinaire, exhumé, relevant du quotidien, dans une vitrine de musée ne lui confère-t-il pas un caractère exceptionnel, voire un statut d’œuvre d’art ? Quel rapport entretiennent dès lors vestiges archéologiques et œuvres artistiques ? Inversement, les œuvres d’art, objets archéologiques à part entière, permettent d’affiner nos connaissances historiques, comme en témoignent par exemple les travaux de John Ma sur la statuaire honorifique5. Les artistes se sont eux aussi saisis de cette capacité des vestiges à porter un discours analytique nouveau, révélant des enjeux politiques, sociaux, voire environnementaux. Les actions de prélèvement, d’excavation, de délocalisation et de muséification sont autant de moyens pour les artistes de remettre en question des récits et de révéler la polysémie du discours lié à un artefact6.
Enfin, l’archéologie est une discipline de terrain, attentive à l’inscription spatiale des vestiges et à leur rapport à l’environnement. La collaboration avec les archéologues pousse les historiens de l’art à sortir des musées et à replacer les œuvres dans leur contexte architectural ou naturel, comme l’a fait par exemple Jane Fejfer pour les portraits romains7. Cet intérêt pour le site, son évolution puis sa destruction a suscité également de nombreuses collaborations entre archéologues et artistes, que l’on pense au travail d’excavation de Mark Dion sur les rives de la Tamise, non loin de la future Tate Modern (Tate Thames Dig, 1999), ou au processus collaboratif de « réapparition » des objets pillés au musée national d’Irak ou des bas-reliefs détruits du palais Nord-Ouest de Nimroud par Michael Rakowitz, auquel le portfolio de ce numéro est dédié.
Restitution
En s’intéressant aux vestiges les plus modestes du passé, les archéologues attirent l’attention sur des objets qu’un coup d’œil rapide jugerait désespérés, tant leur dégradation les rend énigmatiques. Leur mise en série, les analyses archéométriques et les relevés permettent de reconstituer des pans entiers du passé et de donner une valeur inattendue à des collections ou des monuments autrefois délaissés. Ce type d’enquête est également adopté avec profit par les historiens de l’art de toutes les périodes. Guillaume Croquevieille démontre ainsi l’apport de la modélisation tridimensionnelle numérique à l’étude de la sculpture grecque en l’appliquant à une série de portraits de la province d’Achaïe à l’époque impériale. Les photogrammes obtenus permettent d’affiner l’analyse typologique, d’identifier des traits techniques propres à un atelier, mais aussi de réfléchir sur de nouveaux frais aux modalités d’exposition des œuvres, comme dans le cas du portrait d’Antinoos de la villa d’Hérode Atticus en Arcadie, qui pourrait avoir été conçu dès l’origine comme une imago clipeata et non comme un buste.
C’est une autre technique venue de l’archéologie que se propose d’analyser Claire Boisseau. Elle retrace en effet les étapes du développement, depuis les années 1970, de l’archéographie, inspirée de l’analyse stratigraphique pour l’étude des peintures murales médiévales, et met en lumière ses principaux apports. Elle expose par ailleurs les résultats de recherches archéographiques récentes sur la chapelle axiale de Saint-Savin-sur-Gartempe, où est représenté le martyre de Marin de Maurienne et où les nouveaux relevés ont permis d’identifier un baptême des Vandales convertis par Marin et, surtout, le miracle de la céphalophorie de Marin. L’apport des nouvelles technologies et de la recherche scientifique à la connaissance de la matérialité de l’œuvre d’art ou des artefacts du passé est de fait commun aux trois disciplines que sont l’archéologie, l’histoire de l’art et l’art.
Mise en contexte et exposition
Par son rapport avec le terrain, l’archéologie incite à prêter attention à des aspects jusqu’ici négligés des œuvres. C’est ce que prouve notamment l’étude que Tony Fouyer consacre aux célèbres représentations sur des vases attiques d’Achille et Ajax jouant aux dés, dont cinquante-trois ont été retrouvés en Italie. Son analyse des tombes étrusques et italiques prouve que les clients italiques de ces vases interprètent les représentations selon leurs propres valeurs et pratiques et qu’en regard, les peintres et potiers athéniens, conscients de la polysémie des images qu’ils produisaient, en jouaient pour satisfaire la clientèle étrusque et italique, ô combien importante dans la seconde moitié du vie siècle avant J.-C. C’est à une enquête contextuelle d’un autre ordre que nous invite Matilde Bertoncelli, qui se propose d’examiner les statues honorifiques disparues de la cité de Cos à partir de leurs bases inscrites. L’analyse minutieuse des lieux de découverte et de la forme des supports permet d’identifier les modalités d’exposition de ces œuvres dans la ville de Cos, mais aussi dans le sanctuaire principal de la cité, l’Asclépiéion. Elle ouvre également des perspectives d’interprétation pour les statues en marbre retrouvées en contexte secondaire dans l’odéon de la ville. Ce sont parfois les archives qui livrent des informations cruciales sur l’interprétation des œuvres, comme le prouvent le fascinant essai de Joanna Olchawa sur les aquamaniles d’Hildesheim et l’article de Vanessa Rose sur l’exploration archéologique de Samarra. Dans le second, la mise en regard des rapports de fouille et des objets conservés aboutit à la restitution partielle de la mise en scène du pouvoir et du cérémonial du calife abbasside au ixe siècle après J.-C., où l’on identifie plusieurs innovations, comme l’emploi de carreaux architecturaux et de lustre métallique, mais aussi une utilisation spécifique du stuc.
Au musée, conservateurs, historiens de l’art, artistes et archéologues coopèrent parfois pour l’élaboration d’expositions qui offrent au visiteur une immersion dans le contexte de découverte des œuvres. C’est le cas dans les années 1840 au Neues Museum de Berlin, comme le montre la contribution de Valentin Boyer. L’implication forte dans la conception de l’exposition de l’égyptologue Karl Richard Lepsius, dont les Denkmäler aus Aegypten und Aethiopien constituent une source d’inspiration iconographique pour le décor, et sa collaboration étroite avec des artistes, dont plusieurs avaient participé à l’expédition prussienne en Égypte, aboutit à la création d’un espace où la peinture et l’architecture recréent pour le visiteur les paysages et les vestiges de l’Égypte, dans une conception muséale qui doit beaucoup à Wilhelm von Humboldt.
Nouvelles interprétations, nouvelles valeurs
Science humaine, l’archéologie est une discipline critique, qui propose une interprétation du passé à partir d’éléments nouveaux, tirés de l’oubli par la fouille. Si cette capacité de l’archéologie à écrire l’histoire a parfois été instrumentalisée à des fins idéologiques, elle vient souvent à l’inverse apporter un démenti à des lectures détournées ou partielles du passé et offrir une vision nouvelle de pans oubliés ou délaissés de l’histoire de l’art. L’étude de Marina Bernardi sur la mise au jour de Santa Maria Antiqua à Rome au début du xxe siècle montre comment les fouilles de Giacomo Boni conduisent à une interrogation de la communauté savante sur les principes et les fins de l’archéologie et sur l’enjeu que représente la préservation des différentes phases des monuments dans une ville qui a connu une occupation continue pendant plusieurs millénaires. Elles mènent aussi à un tournant dans la connaissance de la Rome byzantine.
Toutes ces questions sont abordées avec une ampleur de vue magistrale dans l’entretien qu’Alain Schnapp nous a accordé en ouverture de ce numéro. Puisant dans sa longue expérience d’archéologue et d’historien de l’art, il retrace l’évolution des relations entre les deux disciplines depuis l’époque moderne et met en lumière les enjeux aussi bien intellectuels qu’institutionnels que recouvre une collaboration renouvelée entre archéologues et historiens de l’art, sans négliger l’apport essentiel des artistes à la réflexion dans ce domaine. Son analyse le conduit à plaider pour une conception unitaire, qui prenne en considération les objets et monuments à toutes les phases de leur existence, de leur création à leur destruction, de leur découverte à leur exposition, sans solution de continuité ni goulots d’étranglement institutionnels. Une telle conception est seule susceptible, selon lui, de garantir la préservation et l’étude des objets, mais aussi d’atténuer les conflits de valeurs qui émergent entre les différents acteurs privés ou publics que les objets intéressent. Certaines de ces réflexions seront au cœur de l’exposition qu’il prépare avec Sylvie Ramond au musée des Beaux-Arts de Lyon, inspirée de son dernier livre Une histoire universelle des ruines8.
C’est une vision semblable que nous avons souhaité défendre dans ce numéro, où chaque contribution met en lumière, de façon plus ou moins explicite, le dialogue ou au contraire la confrontation entre archéologie, histoire de l’art et art, considérés sous l’angle de la réception, des pratiques et méthodes d’interprétation et de restitution des données, voire de la perception et de la représentation du temps et de la matérialité des artefacts.