Mardi 3 octobre 2017, après le passage d’un système dépressionnaire, le mercure remonte sensiblement
Sans titre
© Anne-Sophie Guillouart
Pour cet entretien, Alain Corbin m’a accueillie dans son bureau. Un lieu dépouillé, d’une sobriété presque déroutante, mais où sont étonnamment palpables les heures d’écriture et de lecture qui tissent le fil de ses jours. Les traces en sont là : livres partout, dont il sait l’exact emplacement ; feuilles de papier et stylos avec lesquels il continue d’écrire son œuvre. En ce lumineux jour d’automne, celui qui fut mon directeur de maîtrise et de thèse, celui qui reste un éveilleur d’exception à tous les chemins de l’histoire, m’a parlé des saisons. Il l’a fait en savant, se promenant dans la littérature occidentale avec l’évidence que confère un compagnonnage quotidien. Il l’a fait en savant sensible et malicieux, convoquant femmes et hommes du xixe siècle avec la connivence née d’une vie consacrée à eux. Il l’a fait aussi hors des chemins académiques, se souvenant, rieur, ici ou là, des saisons de son enfance.
Pouvez-vous décrire la perception que nous entretenons avec les saisons dans la culture européenne, et notamment au regard des auteurs et leurs temps ? Y a-t-il une généalogie de cette vision des saisons ?
Ce qui me frappe d’entrée de jeu, c’est que les saisons sont présentes dès la littérature antique, mais selon certains thèmes. Et le premier thème, c’est « les travaux et les jours », les travaux agricoles. Dès Hésiode, il me semble, mais cela nous conduit aux Géorgiques de Virgile surtout. Les saisons sont appréciées en fonction des travaux et des jours. On retrouve cela à la Renaissance, par exemple dans le Théâtre d’agriculture d’Olivier de Serres.
Il est un deuxième thème, c’est la valorisation du lien entre le printemps et les amours que l’on trouve dans la littérature pastorale : dans les Idylles de Théocrite comme dans les Bucoliques de Virgile. Cela nous ramène à la Renaissance, et à ce livre fondamental qu’est l’Arcadia de Sannazaro. Alors, toute cette littérature valorise le printemps. En ce qui concerne les réminiscences à la Renaissance, on peut ajouter Ronsard. Au cœur de la pastorale, se tiennent Pan le débauché et les nymphes… C’est une tout autre sensualité que celle des Idylles de Théocrite. La troisième source, c’est la Bible, dont la puissance est accentuée en Angleterre par le ressassement des psaumes, au xvie et au xviie siècles, quand se propage la théologie naturelle. Le paradis terrestre est l’éternel printemps, comme dans l’œuvre de Milton. Le printemps est aussi un paradis terrestre dans la série de Poussin consacrée aux saisons. À cette époque, le déluge incarne l’hiver. Tout cela valorise les saisons douces, printemps et automne. L’hiver est une saison terrible et le déluge est extrêmement prégnant. C’est d’ailleurs sur cela que je travaille… j’ai commencé il y a trente ans, et j’y reviens.
Jandot, un jeune historien d’Arras, vient de publier un livre magnifique sur le froid1. Il montre la mauvaise protection jusqu’au xixe siècle. Il fait une histoire des vêtements, de la cheminée, etc. L’hiver est alors une saison d’autant plus terrible que règne le petit âge glaciaire étudié par Emmanuel Le Roy Ladurie. L’hiver est la saison des tempêtes, des orages et des inondations… mais aussi de certains plaisirs. C’est la thèse d’Alexis Metzger qui montre que l’on peut trouver quelque plaisir dans les pays du nord à patiner, etc2. Apparaît alors l’idée de distractions sur neige et glace, à la fin du xvie siècle, mais cela est encore limité géographiquement.
Je pense aussi à Brantôme, qui se demande en quelle saison il est le plus agréable de faire l’amour. Selon l’opinion commune c’est l’été, mais pour Brantôme, c’est l’hiver, quand on est au bord d’un feu, qu’on se déshabille, bien au chaud, et qu’on s’entrelace.
Le xviiie siècle est le grand tournant de la sensibilité aux saisons. Toute l’Europe lit Les Saisons de Thomson. En France, Saint Lambert l’imite et Roucher publie Les mois. Le xviiie siècle est également un moment où les saisons inspirent beaucoup la peinture : tout ce qui est temporel, qui est découpe du jour (le matin, le midi et le soir), et des saisons de l’année, tout cela est très apprécié au xviiie siècle. Sans oublier les Idylles de Gessner, mais sans doute moins importantes que ce que l’on a dit. Dans Les Saisons de Thomson, l’hiver est terrible. Il ne faut pas oublier que le xviiie siècle est un moment où grandit la notion de catastrophe naturelle. Donc l’hiver évoque toujours l’ouragan. Mais, parallèlement, il ne faut pas oublier Macpherson et Ossian. Dans l’œuvre de Macpherson il ne s’agit pas exactement des saisons, mais cette façon de mettre en avant les tempêtes, les brumes, les vents violents, aura longtemps de l’influence, par exemple dans les Poèmes barbares de Leconte de Lisle.
Tout cela est couronné au moment de la Révolution, quand Fabre d’Églantine rédige le calendrier révolutionnaire, fondé sur les caractéristiques atmosphériques des saisons. C’est une poésie de la nature qui, volontairement, est inculquée au peuple. En ce qui concerne les mois, Fabre d’Églantine a choisi des terminaisons qui parlent aux gens : al/or/aire et ôse [pour le printemps, germinal, floréal, prairial, pour l’été, messidor, thermidor, fructidor ; pour l’automne, vendémiaire, brumaire, frimaire ; pour l’hiver, nivose, pluviose, ventose]. Et cela c’est important dans votre perspective.
On arrive ainsi au xixe siècle, qui hérite de tout cela, ce qui est compliqué. Les hommes de ce siècle connaissaient Virgile, Milton, ils avaient lu Thomson, ils avaient en tête les tableaux de Nicolas Poussin. Il y a beaucoup de réminiscences culturelles au xixe siècle dans les représentations des saisons, au sein des différentes écoles littéraires quelles qu’elles soient. Il y a cependant quelques petites modulations si l’on compare aux siècles précédents. En particulier une diffusion sociale de la vogue de l’automne, liée à la pratique de la chasse. Sans doute, la chasse, le vin, les vendanges sont-elles des pratiques un peu plus accentuées qu’auparavant, mais ça, je n’en suis pas certain. On le voit aussi chez les transcendantalistes américains, dans l’œuvre de Thoreau en particulier, dont on vient de publier un extrait de son journal, Teintes d’automne. On peut penser aussi à Victor Hugo, l’automne présage du déclin de la vie [Feuilles d’automne].
Parallèlement, la prospérité ascendante de l’agriculture entraîne une accentuation sur l’été, avec l’affirmation – on le voit bien dans la peinture – du thème des moissons. Dans Dominique de Fromentin, par exemple, les balades dans la campagne se déroulent plutôt l’été. Mais, la peur du soleil subsiste, Christophe Granger l’a bien montré. Alors l’été, c’est à la fois l’exubérance fertile et les grandes sécheresses. Le printemps, quant à lui, demeure au xixe siècle la renaissance de la vie, la douceur du climat, le théâtre de l’idylle. Je pense que cela est également en référence aux thèmes de l’Antiquité enseignés dans les écoles, à la culture classique transmise : printemps comme idylle et été comme sensualité forte. Les Poèmes antiques de Leconte de Lisle reprennent cela. En ce qui concerne l’hiver, le xixe siècle – et Jandot le montre bien – est le moment des progrès timides de la protection contre le froid. L’intérieur devient plus confortable, le poêle se répand et se substitue à la cheminée. Mais les récits de voyage, dans le même temps, continuent, et ce depuis le xvie siècle, de souligner les grands froids polaires, qui étaient inconnus de la plupart des gens, sauf des grands navigateurs qui cherchaient le passage du Nord-Ouest ou du Nord-Est. Ces navigateurs sont alors mis à la mode, vulgarisés, par le grand roman de Jules Verne : Les aventures du capitaine Hatteras. On peut aussi penser à la peinture des glaces chez les romantiques, dans l’œuvre de Caspar David Friedrich par exemple.
À la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, c’est la grande vogue du printemps dans les rédactions des écoliers, malgré les neiges de Noël et les vacances d’été qui sont très longues au début du xxe siècle. Dans les années 1940 encore, je quittais l’école le 14 juillet et je ne rentrais que mi-octobre. Je vois encore, dans le bocage normand, la gelée blanche du jour de la rentrée… Tout cela a précédé la vogue des sports d’hiver, qui a modifié l’appréciation de cette saison, mais tardivement. Il y a bien sûr eu des élites qui s’y sont adonnées tôt, même dès la fin du xixe siècle au sein des clubs alpins, mais la diffusion sociale large a été bien plus tardive. Et, en France, la vulgarisation des séjours balnéaires aussi. Mon bon collègue Gabriel Désert, aujourd’hui décédé, avait fait étudier les congés payés sur la côte normande. Sa conclusion était très nette : ils n’ont pas entraîné une ruée des classes populaires vers la plage avant la guerre. C’est la 4 chevaux Renault qui, au lendemain du conflit, a permis de se rendre au bord de la mer. Entre 1936 et 1939, l’herbe domine à la saison des congés payés : les ouvriers ont continué une tradition qui était d’aller dans l’herbe prendre l’apéro, pique-niquer. C’est plus l’herbe que le sable qui a dominé cette période, mais le sable s’est imposé dès 1946.
Au regard de cela, il y a toute une histoire des villes d’eau, avec la notion de « saison » triomphante à la fin du xviiie siècle et au cours de la première moitié du xixe siècle. Les journaux locaux consacraient une rubrique à la « saison », qu’ils annonçaient : « la duchesse de… vient d’arriver dans notre station ». En ce qui concerne le balnéaire, la France a soixante-dix ans de retard sur l’Angleterre.
Mais existait aussi ce que l’on nommait « le séjour », par exemple celui des Anglais se rendant sur la Côte d’Azur. Smollett, grand écrivain, qui a écrit Roderick Random, a rédigé deux carnets de séjours sur la Côte d’Azur, à Nice. Mais ce séjour était hivernal, ce n’était pas la même « saison » touristique que les bains de mer à Brighton ou sur la côte normande.
Si l’on regarde maintenant du côté des poètes, ce qui me frappe c’est leur attachement au printemps. Je vais publier un livre sur l’herbe, en avril3 ; pour cela j’ai relu les poètes contemporains de ma génération que j’admire le plus, Yves Bonnefoy, Jacques Réda, Philippe Jaccottet et René Char. Tous ces poètes – et c’est curieux car aujourd’hui « la saison » est celle des sports d’hiver ou la saison balnéaire – restent très attachés au printemps. Pour eux, ainsi que pour de grands poètes étrangers du xixe siècle comme Rilke, ou du xxe siècle comme Hermann Hesse, ce qui compte c’est le printemps. Pour l’illustrer, citons Le pré de mai de Jaccottet… Et chez tous, le printemps est associé à l’enfance. À une enfance, comme la mienne, qui a bien connu l’herbe dans tous ses états, pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif de Jean Mottet4. Les enfants d’aujourd’hui ne la connaissent plus, ou sinon, ils connaissent une autre herbe. Du même coup, le lien entre l’enfance et l’herbe, qui est le printemps de la vie aussi, perd de son importance. C’est une coupure dans l’appréciation du printemps et des saisons qui me paraît essentielle aujourd’hui. Tout cela était très lié à la petite enfance : Bonnefoy le dit dans son livre intitulé Lieux d’herbe. Je me suis beaucoup inspiré de lui. Quant à Jacques Reda, il a été jusqu’à manger de l’herbe. À ses yeux, c’est vraiment l’eau qui monte, la verdure apaisante… toute une série de thèmes qui se lient au printemps.
Tout cela a changé avec la valorisation du soleil et de la neige, le retrait des craintes qui leur étaient associées, le développement de la protection dans les deux cas. La première fois que je suis parti faire du ski – quelle idée ! – c’était en 1954, avec des copains de Caen. Nous n’avions aucun équipement. Sur place, il n’y avait que skis et bâtons. Pour ma part, j’avais des chaussures basses et ça a été une catastrophe ! Dès la deuxième journée, j’ai laissé tomber. La glisse, ce n’était pas pour moi. Pour reprendre le fil, l’automne pour sa part pâtit des diatribes qui atteignent la mode de la chasse aujourd’hui.
Est-ce que dans votre enfance, il y avait un vestiaire différent selon les saisons ou pas ?
Ah oui ! L’hiver, on mettait une peau de bique… c’est comme cela qu’on l’appelait ! Mais attention, pendant la guerre c’était particulier, les chaussures avaient des semelles de bois. Sinon, bien sûr, le vestiaire était un vestiaire saisonnier.
Diriez-vous que ce vestiaire différencié existait dès le xixe siècle et pour qui ?
Je dirais que le vestiaire du xixe siècle est plus social que saisonnier. Anouchka Vasak s’est intéressée à la question de la protection contre le froid, et Philippe Hamon a écrit un article sur le parapluie. Louis-Philippe ne prend pas de parapluie dans les cérémonies ; symboliquement, il tient à se mouiller avec le peuple, parce que celui-là n’arrive pas à sécher puisqu’il porte des vêtements de laine, il n’a pas d’imperméable. Ce sont les classes humides… Au cours de la première moitié du xixe siècle, tous ceux qui travaillaient la terre ou sur les chantiers étaient sans cesse, durant l’hiver ou l’automne, revêtus de vêtements humides. Ce qui n’était pas le cas des élites.
Régnait aussi l’idée que l’hiver était une saison héroïque, une saison qui permettait de montrer la virilité. Ça me parait extrêmement important. Une nouvelle de Maupassant évoque cette conception : Première neige. Il s’agit de bourgeois, ou peut-être même des petits nobles, je ne sais plus… La femme devient tuberculeuse et on lui conseille donc d’aller dans le Midi. Mais avant d’être à ce point de partir, elle a imposé à son mari un calorifère. [J’ai encore dans ma maison de campagne, en Normandie, un calorifère du xixe siècle, en fonte]. Quand elle séjourne sur la Côte d’Azur, elle échange des lettres avec son mari qui lui écrit « quant au calorifère, tu t’imagines bien qu’on s’en est débarrassé »… L’hiver est alors bien la saison de la virilité. Il y a là une sociologie complexe dans le rapport aux saisons, liée aux activités bien sûr, mais aussi à la géographie. Une sociologie marquée des manières d’accueillir et de résister aux saisons. Mais cela n’a pas intéressé grand monde.
J’ai connu le poêle à la maison. Quand je préparais la licence je mettais un bout de bois toutes les demi-heures dans le poêle, même à Caen ! Le chauffage électrique a tout changé. Même au cours de ma vie, l’appréciation des saisons a complètement changé. Quand j’étais jeune, nous nous rendions à la plage l’été pendant un mois et demi mais on n’allait pas « à la neige » l’hiver, et au printemps, on se baladait. J’aimais bien les promenades à la plage en septembre, quand beaucoup étaient partis. Alors que faisait-on pendant l’hiver dans les années 1950 ? On rentrait à la maison pour Noël, on restait à l’intérieur, on bouquinait. Il y a eu un grand changement durant les années 1980 concernant le rapport au vent : celui-ci a en partie généré de nouveaux loisirs, planche à voile, surf, etc. J’étais membre du Conservatoire du Littoral durant cette période et notre conclusion était que l’été était devenu « l’éventail des plaisirs » : écouter les oiseaux, faire du VTT, se baigner, randonner…
Vous allez me dire que ce n’est pas votre domaine mais je me demandais si au xixe siècle, il y avait des couleurs vestimentaires associées aux saisons ?
Dans la commune de bocage où je vivais, presque au xixe siècle, les couleurs étaient associées au calendrier liturgique. Il existait une véritable habitude des variations liturgiques des couleurs. Le jour des Rameaux, les femmes sortaient les robes et les tenues de printemps, c’était aussi le cas dans la grande bourgeoisie. J’étais, je me souviens, à Limoges, dans les années 1960, invité par le professeur de musique, invité à écouter un récital d’un grand pianiste allemand, Wilhelm Kempff, car c’était la tradition chez les porcelainiers. Or, ce pianiste était sans doute très cher, et la dame – très âgée – qui nous a reçus a dit, je m’en souviens, « et bien, je sacrifierai mon ensemble de printemps » ! Cela pour dire que le vestiaire saisonnier, et en particulier de printemps, était un usage. Ma mère aimait bien avoir de nouveaux vêtements au printemps. Ma grand-mère, elle, faisait encore la « buée », c’est-à-dire la grande lessive et quand le linge était lavé, arrivait la couturière qui ravaudait, reprisait, réparait le linge, les chemises, les cols cassés… Et cela se faisait au printemps, mais c’était un usage rural.
Mais alors, est-ce que chaque saison appelait, dans la bourgeoisie, de nouvelles tenues ou pas, est-ce une invention du xxe siècle au fond ?
Ce qui est sûr c’est que les rythmes des changements se sont accélérés, mais, au xixe siècle, cela dépend complètement du niveau social. La bourgeoise du xixe siècle qui a une femme de chambre possédait des tas de vêtements.