Croiser l’histoire de l’archéologie avec celle de l’art nous apprend que ces deux disciplines ne cessent depuis la Renaissance de se rencontrer et de s’influencer. La fascination des artistes pour l’archéologie tient d’abord, cela va de soi, dans sa capacité à reconstituer le passé à partir d’indices parfois ténus, de raconter l’histoire des sociétés qui nous ont précédés en faisant parler leurs objets. Innovante, cette science humaine a su élaborer un appareil méthodologique qui allie sources textuelles, comparaisons typologiques et études archéométriques dont les techniques issues des sciences dures sont venues renforcer l’identité. Le caractère inventif de cette discipline se retrouve, du point de vue lexical, chez ses praticiens que l’on qualifie d’« inventeurs » de leurs découvertes. L’archéologie crée du sens avec les restes du passé (vestiges architecturaux, œuvres d’art, céramique fragmentaire, trous de poteaux ou déchets alimentaires), elle crée un lien entre le présent et ce passé dont nous sommes, plus que les héritiers, les usagers — idée que semblent admirablement illustrer Les Archéologues (1927) de Giorgio De Chirico, annonciateurs des mots d’André Malraux : « le passé attend sur les genoux de l’avenir1 ».
Si la conscience du passé remonte à la plus haute Antiquité, l’histoire de l’art occidental, qui ne peut être envisagée sans la question du modèle antique, démontre l’influence de l’archéologie et l’empreinte de son imaginaire sur nos sociétés. Jusqu’au début du xxe siècle, le rapport des arts visuels à l’archéologie est demeuré de type iconographique et plastique. À partir de la seconde moitié du xxe siècle, cette relation s’affirme et se complexifie. Tout en continuant d’emprunter au répertoire de formes de l’Antiquité, la production artistique élargit ses horizons stylistiques au gré des découvertes archéologiques au Proche-Orient, en Asie et en Amérique du Sud ou des recherches sur le Moyen Âge européen. En outre, elle suit et traduit selon ses propres modalités d’expression les transformations épistémiques de la science en construction.
Les points de rencontre entre l’art du xxe siècle et l’archéologie sont multiples ; mais c’est au détournement des méthodes archéologiques par les artistes que nous nous intéresserons ici.
La grammaire, l’aride grammaire elle-même, devient quelque chose comme une sorcellerie évocatoire ; les mots ressuscitent revêtus de chair et d’os, le substantif, dans sa majesté substantielle, l’adjectif, vêtement transparent qui l’habille et le colore comme un glacis, et le verbe, ange du mouvement, qui donne le branle à la phrase2.
Pour le public inexpérimenté, la méthodologie archéologique a quelque chose de cette « aride grammaire » : descriptions strictement objectives, dessins de coupes et planches typologiques, analyses archéométriques, statistiques… Pris séparément, ces syntagmes sont impénétrables pour qui n’est pas versé dans l’art du rapport de fouille ou même de la muséographie archéologique. Pourtant, avec un peu de fréquentation (et de goût), leur hermétisme devient sorcellerie : une « sorcellerie évocatoire », il est vrai, prête à approcher la profondeur des choses, à dépasser l’obstacle de la matérialité brute et muette, à convoquer la part cachée et pourtant lisible du passé. Pour renouer avec l’image baudelairienne : « il faut imaginer la terre comme un livre dont les objets forment un texte », même si « en réalité, il y a plus de choses écrites entre les objets que sur les objets eux-mêmes3 ».
C’est ainsi que les artistes adoptent le langage archéologique, pour transformer les hiéroglyphes du quotidien hétéroclite, dense et difficilement saisissable en une archéologie de leur contemporanéité. Depuis les années 1960, des artistes tels que Daniel Spoerri, Arman, Tom Wesselmann, Christian Boltanski ou Mark Dion explorent le quotidien et son lot de banalités : d’un bout à l’autre du globe, ils observent les activités humaines et s’intéressent à leur propre culture matérielle en s’appropriant l’archéologie et son protocole méthodologique – probablement le plus juste pour traduire et interpréter les changements de société. Ainsi, ramassage de surface, tri, inventaire, relevé graphique et photographique, classification, typologie, études rudologiques et dispositifs muséographiques sont autant de formules qu’ils empruntent à la science pour parler de nos comportements et parfois même les anticiper. Dans cette perspective peuvent être considérées les Accumulations et Poubelles d’Arman, significatives tant par leurs noms que par leurs contenus, puisqu’elles ont livré des renseignements précis sur les habitudes alimentaires et culturelles des sociétés française et états-unienne des années 1960-1970, tout en préfigurant des expériences archéologiques en matière de rudologie. En outre, la transposition de données matérielles et leur traitement archéologique par des artistes trouvent actuellement dans le musée et l’objet de facture antique un lieu de réflexion permettant de mettre sur le devant de la scène les problématiques de la mondialisation et de l’acculturation, mais aussi celle de la décolonisation.
Photographier en archéologues du présent
Seule science à traiter des traces matérielles des sociétés, l’archéologie, on le pressent, est en terrain connu sous l’ère de la société de consommation et de la prolifération des objets. Et ceci d’autant plus que les frontières chronologiques ne cessent de s’étendre au passé proche : le cas de l’archéologie industrielle, d’abord lancée en Angleterre à la fin des années 1950 et instituée en France au début des années 1980, en est un exemple. Le terme, fixé en 1955 en Grande-Bretagne, se concrétise avec la publication de Kenneth Hudson, Industrial Archaeology, en 19634, mais il faut attendre les années 1970 pour que s’opère une prise de conscience de la nécessaire sauvegarde de ce patrimoine. Outre-Manche, c’est Maurice Daumas qui ancre cette nouvelle branche de la discipline avec son ouvrage L’Archéologie industrielle en France, paru en 19805.
1. Michelangelo Antonioni, Le Cri, 1957, film 35 mm, 102 min., photogrammes.
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2. Michelangelo Antonioni, Le Cri, 1957, film 35 mm, 102 min., photogrammes.
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Pourtant du côté du domaine artistique, il existe un œil archéologique qui, d’Eugène Atget à Gabriele Basilico, en passant par Walker Evans, a ausculté attentivement les transformations urbaines et le rapport de l’homme à son environnement, tout en relevant scrupuleusement par la photographie le patrimoine architectural des villes et le bâti industriel en voie de disparition. Bernd et Hilla Becher, en la matière, sont des pionniers : dès 1959, ils ont enregistré les sites industriels de l’Europe et des États-Unis, alors que naissait à peine l’archéologie industrielle. En Italie, Michelangelo Antonioni faisait de la veduta industrielle le nouveau paysage de ses films à caractère psychologique : Le Cri en 1957 (fig. 1 et 2), Le Désert rouge en 1964 (fig. 3-6). Dans le même temps, les Becher inventoriaient, entre 1962 et 1964, la plupart des structures et techniques industrielles et en dressaient des typologies que l’on retrouve, en 1975, dans l’exposition « New Topographics » et l’ouvrage qui fait depuis autorité6. Ce couple de photographes a indéniablement contribué et participé à la patrimonialisation des vestiges industriels.
3. Michelangelo Antonioni, Le Désert rouge, 1964, film 35 mm, 120 min., photogrammes.
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4. Michelangelo Antonioni, Le Désert rouge, 1964, film 35 mm, 120 min., photogrammes.
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5. Michelangelo Antonioni, Le Désert rouge, 1964, film 35 mm, 120 min., photogrammes.
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6. Michelangelo Antonioni, Le Désert rouge, 1964, film 35 mm, 120 min., photogrammes.
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En 1986 seulement, la France réalise un inventaire topographique des « établissements abritant ou ayant abrité une activité industrielle, suivant une méthodologie rigoureuse qui donne lieu à la constitution de dossiers, site par site et département par département, ainsi qu’à des notices versées dans la base Mérimée7 ». Cette discrète allusion à la Mission héliographique de 1851 trahissait le retard français alors dû au manque d’intérêt du milieu de la conservation pour ce domaine particulier de l’archéologie.
Une archéologie du xxe siècle : poubelle, tableau-piège et dépotoir
La photographie paraît le médium le plus approprié pour enregistrer objectivement les traces laissées par l’homme moderne dans son environnement, mais les artistes s’approprient – voire ont pressenti – d’autres techniques et méthodes archéologiques pour décrire et raconter notre société contemporaine. C’est par l’immersion et par l’objet matériel que les artistes pop et les Nouveaux Réalistes abordent la quotidienneté, seule méthode valable pour interroger ce « comme tout le monde8 », selon l’expression de Georges Perec. Au même moment, l’archéologie se spécialise pour l’ordinaire et les « gens », masse floue tirée du passé fragmentaire que la fouille sort de l’oubli – ce qui témoigne d’une évolution du rapport des sociétés occidentales à l’histoire événementielle, et sans aucun doute du regard que l’histoire en tant que discipline porte sur elle-même9. Et « c’est là la grandeur [de l’archéologie] que d’être révélateur des petites gens, des sans-grade, des anonymes (même de haut rang)10 ».
Telle est la tâche que théoriciens des sciences humaines en plein apogée du structuralisme et artistes s’assignent dans les années 1960 en usant de la double posture d’acteur et d’observateur du quotidien, en s’extrayant en pleine conscience de l’aliénation journalière le temps de son examen. Comme Roland Barthes en 1957 dans ses Mythologies11, ils dressent l’inventaire des objets ayant fait irruption dans le réel et entraîné des changements dans la société. Ces mythologies de l’ordinaire (voiture, électroménager, habillement, cosmétique, denrées alimentaires, etc.) et leurs nouveaux matériaux (le plastique en particulier) sont passés au crible de la chaîne opératoire archéologique : ramassage, accumulation, inventaire, relevé, classification, typologie et dispositifs muséographiques sont autant de gestes et de formules plastiques que Tom Wesselmann, Claes Oldenburg, George Segal aux États-Unis, Daniel Spoerri, Arman, Martial Raysse, Jean Tinguely en Europe, puis Anne et Patrick Poirier, Christian Boltanski et, quelques décennies plus tard, Mark Dion et bien d’autres, semblent avoir directement imités pour parler de notre société et épingler nos comportements à l’ère de la consommation et de la mondialisation. C’est en véritables « archéo-anthropologues12 » qu’opèrent ces artistes croisant, et parfois anticipant, les recherches les plus expérimentales de l’archéologie. C’est ce que nous nous proposons d’étudier à travers les exemples précoces et complémentaires de Spoerri et d’Arman.
Les tableaux-pièges de Spoerri, restes pétrifiés de repas consommés, collés tels quels sur un plateau de table puis redressés à la verticale, nous évoquent instantanément Pompéi, comme le notait le critique Alain Jouffroy : « ces objets […] donnent le vertige. Il suffit d’un changement de point de vue pour transformer les objets de la vie quotidienne en symboles de mort et de fixité13 ». La notion d’in situ fait partie de la démarche des tableaux-pièges, comme le rappelle leur auteur : « Je fixe des situations qui se sont produites accidentellement afin qu’elles restent ensemble de façon permanente14. » Cette idée se retrouve de façon aboutie dans Topographie anecdotée du hasard (1961), où l’artiste relève par le dessin la disposition précise des objets présents sur la table de sa chambre d’hôtel de la rue Mouffetard. Le plan du « site » est complété de descriptions détaillées (et pleines d’humour) des « artefacts ».
L’apparente simplicité d’appropriation du réel ne saurait dissimuler la complexité de ce qui est en jeu : à partir des restes mobiliers et taphonomiques de repas, Spoerri cherche à « [diriger] le regard vers des régions auxquelles généralement [on] ne prête pas attention15 », là où, précisément, l’activité quotidienne de manger, hautement banale, se déroule dans la relative inconscience des gestes, des objets organisés sur la table et des plats consommés. Bien qu’il soit difficile, à partir de simples restes, d’établir le portrait du consommateur (qui saurait en effet attribuer telle assiette à Marcel Duchamp plutôt qu’à Kichka ?), leur étude peut néanmoins s’avérer instructive. L’observation des résidus nous renseigne sur ce qui a été consommé (miettes de pain blanc, vin, œuf à la coque, yaourt, thé, grains de sel…), sur les formes de vaisselle les plus courantes et sur leurs matériaux (plastique, verre, aluminium, céramique), mais aussi sur l’importation de certaines pièces du mobilier (la boîte de Nescafé danoise de Topographie, par exemple). Elle permet enfin de déduire certaines actions à partir des objets qui traînent sur la table.
La performance « art-chéologique » du Déjeuner sous l’herbe en est un autre témoignage. En avril 1983, dans le parc du Montcel à Jouy-en-Josas, qui accueillera de 1984 à 1993 le premier siège de la fondation Cartier pour l’art contemporain, Spoerri organise en plein air un banquet convivial d’une centaine de personnes, composé d’amis, de critiques d’art, d’enfants : des tréteaux sont montés, la vaisselle apportée par les convives est dressée sur des nappes ; on y savoure un menu composé d’abats et, à la fin du repas, vingt tables sont enterrées avec leurs restes d’assiettes, de couverts, de plats et de nourriture dans une tranchée creusée préalablement à cet effet. La performance du Déjeuner sous l’herbe, ainsi nommée par Spoerri en un clin d’œil humoristique à Édouard Manet, oscillant entre rituels antiques de banquet funèbre et d’enfouissement, signait la mort (provisoire) du tableau-piège – provisoire, car le gigantesque tableau-piège, conçu pour être enfoui puis éventuellement exhumé un jour, a été partiellement fouillé en 2010 avec le concours d’une équipe d’archéologues de l’Institut national de recherches archéologiques préventives16. Les résultats de cette singulière fouille ont apporté des données rudologiques qui rejoignent les problématiques de la Garbage Archaeology initiée en 1972 par William Rathje à l’University of Arizona à Tucson.
Cette recherche expérimentale demeurée célèbre pour la discipline doit reconnaître en Arman son véritable précurseur. Accumulations et Poubelles sont en effet les consignations précoces de notre société : dès juin 1959, l’accroissement de la production d’objets se retrouve circonscrit et indexé dans des boîtes et, quelques mois plus tard, en toute logique, Arman donne à voir la fin de la chaîne de ce système, la poubelle. Bien avant, donc, que n’émergent les préoccupations et les débats sur l’écologie, Arman a montré la civilisation du déchet. À la manière de l’archéologue, l’artiste fouille les dépotoirs de ses contemporains : ses Poubelles sont douées d’une dimension sociologique et sa compréhension du déchet, il est vrai, est étonnamment archéologique.
Il est remarquable que la manipulation des déchets d’abord en France (Petits déchets bourgeois, 1959) puis aux États-Unis (Frozen Civilization, 1971) et de nouveau en France (La Grande Bouffe, 1973) ait conduit Arman à formuler une appréciation pertinente de la société par l’observation des matériaux récupérés (le plastique introduisant subitement la couleur) et des dimensions des poubelles. En 1973, la poubelle française est ainsi américanisée par son volume et son aspect. En d’autres termes, Arman apporte les preuves matérielles des débuts de la mondialisation, de l’élargissement de l’ère culturelle américaine à l’Europe, entraînant la perte de particularismes locaux dans les habitudes quotidiennes, le commerce de proximité étant supplanté par le supermarché et ses articles. Les Poubelles sont donc des documents sociologiques autorisant une analyse archéologique diachronique et synchronique à part entière. L’artiste le confirme : « Oui, je me suis rendu compte ; c’est-à-dire que par-delà l’œuvre de l’artiste, il y avait presque un travail d’archéologue du futur, une façon de chercher à représenter ce que nous sommes17. » Mais si, comme il le confiait dans cet entretien à Daniel Abadie, Arman avait connaissance des travaux menés sur la culture matérielle contemporaine par des scientifiques de la côte Ouest des États-Unis (les « garbologistes »), ces universitaires avaient-ils conscience de rejoindre par leurs recherches des préoccupations amorcées une dizaine d’années plus tôt par les Nouveaux Réalistes ? Artistes et archéologues épousent les mêmes causes : le regard qu’ils portent sur l’homme, les transformations de la société et celles de l’environnement concorde en tous points. S’il arrive que les recherches scientifiques suivent de peu les pratiques artistiques visionnaires, les artistes, quant à eux, ne tardent pas à déceler dans l’archéologie un ensemble de méthodes propres à ordonner, classifier et présenter le réel.
La muséographie pour reconstituer la vie des années 1960 ou interroger l’Histoire récente
Si les artistes nord-américains et européens se sont approprié la culture matérielle de leur nouvelle réalité, ils ont aussi rencontré les méthodes archéologiques dans le traitement des objets, en une archéologie de leur contemporanéité. Les accumulations et collections d’Arman et de Spoerri répondent à cet impératif de classement et la grande quantité d’objets traités, à la méthode comparative sur laquelle repose l’examen du matériel fouillé. Si « dans la répétition des découvertes, la réitération des observations similaires […] les archéologues apprennent à reconnaître les objets18 », les artistes parviennent eux aussi à faire ressortir le caractère répétitif ou au contraire singulier des formes qu’ils côtoient quotidiennement, comme l’explique Spoerri :
Avec ses Accumulations, Arman présentait le même objet mais dans sa multiplicité, faisant de la quantité une qualité. Moi, avec mes Collections d’ustensiles [de cuisine], je me suis intéressé à l’évolution d’un même objet par souci d’amélioration de sa maniabilité et de son efficacité. C’était une sorte de recherche ethnologique qui s’apparente aujourd’hui à ce que j’appelle La Chaîne génétique des puces19.
Par ses accumulations, Arman recherche le singulier dans l’itératif quand Spoerri, à travers ses collections, s’attache à la compréhension technique des objets, digne des expériences ethno-archéologiques et des recherches d’André Leroi-Gourhan. Ces artistes ont manifestement conscience d’extraire des échantillons représentatifs de leur temps. Que ces objets-témoins soient dérisoires ou même des déchets, peu importe, car, comme le constate Spoerri sous forme de question : « [Les] “vrais” musées archéologiques ne sont-ils pas également remplis d’ordures, provenant des poubelles des temps modernes des anciens temps, qu’un hasard de magie à la noix a fait découvrir20 ? »
Les artistes usent de différentes techniques pour inventorier les objets par le relevé photographique mais aussi graphique, par l’aplat et la coupe. Les sérigraphies d’Andy Warhol, les « natures mortes » de Tom Wesselmann, les toiles de James Rosenquist ou de Roy Lichtenstein, parsemées de fragments d’objets, sont en effet des mises à plat de notre réalité permettant de mieux l’appréhender. Les accumulations d’Arman, en répétant l’objet pour le montrer sous différents profils, viennent aussi soutenir le protocole archéologique du catalogue et de la mise en image des objets, tandis que ses Coupes et Colères démembrent et donnent à voir l’intérieur des choses habituellement cachées. Telles des planches typologiques de notre culture matérielle, toutes ces images didactiques se prêtent fort bien aux études comparatives des artefacts contemporains et des activités auxquelles ils renvoient.
Afin d’embrasser le réel, d’en pénétrer le sens profond et de circonscrire ses qualités, l’art contemporain, comme l’archéologie, use du même réalisme citationnel qui duplique autant que possible les artefacts afin que descriptions et représentations de l’objet finissent enfin par se confondre parfaitement avec lui. Derrière ce procédé tautologique, il y a la quête commune d’une complétude inaccessible : reconstituer le passé et l’histoire humaine de la façon la plus fidèle et exhaustive qu’il soit, cerner la réalité d’un présent auquel on participe mais qui toujours nous échappe. Pourtant, comme le constate l’archéologue, quelque chose a été irrémédiablement perdu, comme « un centre qu’il nous est impossible de reconstituer21 ». De fait, l’archéologie immédiate qu’élaborent consciemment ou intuitivement les artistes contemporains a trait au désir d’énumérer pour nommer, comprendre, mais aussi témoigner ; elle est liée à la mémoire, au sentiment de perte et de conservation, ce que viennent confirmer les mises en scène muséographiques élaborées par les artistes.
L’indexation des choses appartenant aux domaines de l’hygiène, de la table et de l’alimentation, de la vie privée ou encore relevant des espaces publics, prend aussi la forme de reconstitutions et d’ambiances tridimensionnelles dans l’art des années 1960. Ces dispositifs évoquent les period rooms des musées nord-américains et les reconstitutions des musées ethnologiques européens : ainsi de la série Still Life de Wesselmann, des « tableaux vivants » de George Segal (The Dry-Cleaning Store, 1964 ; The Diner, 1965 ; The Butcher Shop, 1965) – faisant immanquablement écho aux thermopolia, aux boulangeries ou encore aux laveries et aux foulons exhumés à Pompéi – comme des environnements balnéaires de Martial Raysse. Ce mode d’écriture emprunté à la muséographie est très populaire auprès du grand public car il donne accès aux habitudes ainsi qu’aux modes d’organisation et de déplacement de nos semblables. L’utilisation d’objets significatifs et la tridimensionnalité, par son puissant pouvoir d’évocation, permettent de visualiser immédiatement leur vie et, par projection, de nous identifier à eux.
Toutefois, c’est la vitrine, en tant que dispositif d’exposition commun au magasin et au musée, que les artistes prennent plaisir à exploiter pour brouiller les frontières spatiales et temporelles. Raysse ou Oldenburg comparent en effet dans ces années le supermarché au musée des biens consommables. Alors que les Accumulations d’Arman, quoiqu’elles respectent la classification typologique, appartiennent encore à l’étalagisme du siècle passé, par nostalgie et attirance personnelle de l’artiste pour le désordre des brocantes et la profusion des choses, le Store d’Oldenburg mime le mode d’exposition du système marchand contemporain qui privilégie le qualitatif sur le quantitatif et semble s’accorder à l’évolution muséographique passée de l’« opulence palatiale » à « un accrochage aéré, isolant les œuvres de qualité22 ». Les artistes semblent ainsi indiquer que ce que nous achetons et possédons aujourd’hui se retrouvera demain au musée, laissant à penser que, malgré la banalité de nos vies, nous détenons des pièces qui stimuleront la curiosité intellectuelle des archéologues futurs. En cela, le Pop Art et le Nouveau Réalisme annoncent les pratiques artistiques des décennies suivantes, de Christian Boltanski (Vitrine de référence, 1971 ; Inventaire des objets ayant appartenu à un jeune homme d’Oxford, 1973) à Mark Dion (History Trash Dig, 1995 ; Cabinet du Rhône, Laboratoire d’archéologie et Salon de verre, Arles, 2005) en passant par Guillaume Bijl (Terracotta Shop, 1987 ; Souvenirs of the 20th Century, 1998) ou par des expositions telles que « Futur antérieur. Trésors archéologiques du xxie siècle après J.-C. » (Lausanne, musée romain de Lausanne-Vidy, 11 octobre 2002 – 21 avril 2003).
Le processus de « vitrinification » entraîne une patrimonialisation et une muséalisation potentiellement excessives de la culture matérielle contemporaine – à moins qu’il n’en résulte, selon le sens de l’observation. C’est ce double phénomène qu’ont repéré les artistes contemporains et dont ils se jouent. Selon les plasticiens qui usent de ces dispositifs, vitrines, socles, cartels et panneaux convertissent l’objet ordinaire du xxe siècle en monument d’une civilisation ou d’une histoire intime, sur le point de disparaître ou déjà disparue. Ce processus de monumentalisation et de patrimonialisation, entre fiction et dérision, est symptomatique du discours, certes non scientifique mais tout aussi avisé, que prononcent les artistes sur notre temps. Pour reprendre les mots de Colin Renfrew au sujet de la performance The Tate Thames Dig (1999) de Dion, ils « nous [interrogent] sur où la science s’arrête et où commence l’art, ou sur le peu qui les sépare23 ». C’est précisément dans cet inframince, espace imperceptible et parfois poreux, entre science et fiction, vérité tangible et invention, que s’insinuent les artistes qui ont trouvé dans l’archéologie un protocole de travail et parfois un sujet.
Il est tout à fait significatif que l’artiste états-unien Michael Rakowitz, issu d’une famille juive irakienne, ait choisi la boîte de sirop de dattes, multipliée en de nombreux exemplaires empilés, pour former le double fantomatique du lamassu (850-820 avant notre ère), ce monumental génie assyrien au corps de taureau ailé et au visage humain sculpté dans le gypse, qui protégeait autrefois le palais de Ninive et que conserve depuis 1851 le British Museum. Ce nouveau lamassu, présenté en 2018 sur le quatrième socle de Trafalgar Square à Londres, devant la National Gallery, sous le titre The Invisible Enemy Should Not Exist, et construit de milliers de ces boîtes, parle non seulement de l’histoire ancestrale de l’Irak mais aussi de son histoire contemporaine24. En effet, avant que la guerre mette à mal l’industrie, les dattes représentaient la plus grande partie des exportations du pays après le pétrole. Alors que la marque Coca-Cola apparaît comme le fossile directeur de la société états-unienne (Andy Warhol, Green Coca-Cola Bottles, 1962) et de l’américanisation des autres sociétés ayant adopté le modèle capitaliste (Mimmo Rotella, Bevete Coca-Cola, 1961), et qu’elle représente depuis les années 1950 l’impérialisme états-unien (Robert Rauschenberg, Coca-Cola Plan, 1958) ou, plus récemment, le phénomène d’acculturation et de mondialisation (Ai Wei-Wei, Han Dynasty Urn with Coca-Cola Logo, 1995), ces boîtes de sirop de dattes sont chargées de l’histoire fragile et récente du peuple irakien. Cet objet trivial, qui reconstitue en les épousant les formes d’un patrimoine antique et en restitue la polychromie, parle aussi de l’emprise des nations européennes sur les civilisations qu’elles découvraient au xixe siècle et dont elles prenaient possession par le biais de fouilles archéologiques.
Il y a donc, à travers cette boîte de conserve, une histoire stratifiée et cristallisée qui met en relief un sentiment de dépossession : la déstabilisation économique et politique de l’Irak ainsi que la dispersion d’un patrimoine archéologique dans les musées européens. Tandis que le Musée national d’Irak, à Bagdad, rouvrait ses portes en mars 2015, après avoir été pillé en avril 2003, lors de l’entrée des troupes états-uniennes dans la capitale, et que ses antiquités, en partie retrouvées depuis, ont alimenté les marchés aux États-Unis et en Europe, celui de Mossoul était saccagé par les miliciens de l’État islamique et le site archéologique de Nimroud fut détruit (fig. 7). Pourtant, comme l’explique l’artiste, la datte, parce qu’elle est sucrée et savoureuse, est traditionnellement placée dans la bouche d’un nouveau-né à la naissance : « son premier goût de vie est doux : un signe avant-coureur de bonnes choses à venir25 ». Il faut y voir là, dans cette réactualisation du lamassu, une autre façon d’actualiser son esprit apotropaïque.
7. Michael Rakowitz, The Invisible Enemy Should Not Exist, 2018-030 (détail de la série), 2020, carton d’emballage, journaux du Moyen-Orient, colle et cartels de musée, dimensions variables. Vue lors de l’exposition « Michael Rakowitz – Réapparition », Metz, 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, 25 février – 14 août 2022.
© Michael Rakowitz / © Courtesy Galerie Barbara Wien, Berlin, phot. Fred Dott.
Ces dix dernières années, la diaspora artistique libanaise s’est activement saisie des problématiques archéologiques et des questionnements identitaires qui lui sont corrélés – ou que, du moins, elles soulèvent. Ainsi, Ali Cherri pose un regard critique sur l’espace muséal qui dénature les objets antiques extraits de leur contexte originel et leur ôte, par-là même, leur fonction usuelle voire sacrée pour les convertir en objets esthétiques26. Rayyane Tabet en exploite les dispositifs scénographiques pour réactiver l’histoire de la mission du site de Tell-Halaf, intimement liée à celle de son grand-père27. Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, pour leur part, à la manière des archéologues lors de la phase de prospection d’un site, ont effectué le carottage des sous-sols de Paris, Athènes et Beyrouth et ont donné à voir le résultat de cette matière géologique, figée dans de grands tubes à essai suspendus et retranscrite par le dessin (Unconformities, 2017). Toutes ces initiatives manipulent le fragment, le prélèvement, le moulage ou l’empreinte, pour les exposer, effectuant à leur tour, comme procède le musée, un déplacement.
Ces plasticiens, chacun à leur manière, construisent un récit qui n’est pas sans rappeler les mythologies individuelles édifiées par les artistes dans les années 1970, s’attardant sur des traces ténues, des objets de peu ou élaborés de toutes pièces. En cela, cette nouvelle génération s’inscrit dans la filiation du concept de Spurensicherung qui s’apparente à la collecte et au relevé de traces d’une scène de crime, et qu’élabora dans les années 1990 Günter Metken, afin de rassembler et théoriser les vitrines, inventaires, boîtes et autels reliquaires de Christian Boltanski, les différents dispositifs de l’« archéologie parallèle » d’Anne et de Patrick Poirier ou encore les anti-monuments de Jochen Gerz et quelques autres travaux plastiques liés au processus mémoriel. La nouveauté de ces démarches « archéologisantes » résiderait dans les enjeux politico-culturels et patrimoniaux qu’elles convoquent, critiquant la soif encyclopédique des musées occidentaux et faisant vibrer l’actualité des restitutions d’œuvres d’art, en proposant des perspectives de réparation.