Mode, vêtement et féminisme

Entretiens avec des militantes féministes

DOI : 10.54390/modespratiques.322

p. 328-345

Traduction(s) :
Fashion, Clothes, and Feminism

Texte

Yvette Roudy a été la première ministre aux Droits de la Femme (1981-1986). Durant son ministère, elle est à l’initiative de plusieurs lois fondamentales tant dans le domaine de l’accès à l’IVG (loi Roudy sur son remboursement en 1982), que de la lutte pour l’égalité des sexes (loi Roudy sur l’Égalité professionnelle en 1983). Elle s’est également battue pour la féminisation des noms de métiers (mise en place d’une commission présidée par Benoîte Groult en 1984) et pour la parité. Traductrice, notamment, de Betty Friedan (La femme mystifiée, 1964), elle est également l’auteure de plusieurs ouvrages, dont La femme en marge (1975) ou Mais de quoi ont-ils peur ? (1995).

Dans un portrait de Benoîte Groult, paru dans Le Monde après sa mort, le journaliste soulignait que : « À l’adolescence, Benoîte ne s’est pas contentée de se désintéresser de ses vêtements, elle s’est employée à devenir laide, comme elle l’a rappelé dans le livre où elle affirmait son féminisme, Ainsi soit-elle (Grasset, 1975) : ‟L’idée que mon honorabilité future, ma réussite en tant qu’être humain passaient par l’obligation absolue de décrocher un mari, et un bon, a suffi à transformer la jolie petite fille que je vois sur mes photos d’enfant en une adolescente grisâtre et butée, affligée d’acné juvénile et de séborrhée, les pieds en dedans, le dos voûté et l’œil fuyant dès qu’apparaissait un représentant du sexe masculin.” » Que pensez-vous de ces mots ? De cette idée d’un affranchissement qui passerait par l’impératif de « devenir laide » et par le désintérêt à l’égard des vêtements ?

J’ai été une amie de Benoîte et je l’admire pour tout ce qu’elle a fait et pour son livre, Ainsi soit-elle, que je trouve d’une remarquable vulgarisation. C’est le livre, pour moi, le plus important. Elle a su trouver les mots pour vulgariser quelque chose qui n’était pas accessible à tout le monde. En se jetant à l’eau, parce que Benoîte était quelqu’un de très pudique au commencement, elle s’est décortiquée, exposée, et en s’exposant elle est arrivée à expliquer les choses les plus compliquées. C’est elle qui a réussi à trouver les mots pour mettre les choses à la portée de tout le monde.

Alors… ce qu’elle raconte dans Ainsi Soit-Elle… Pour moi, je ne sais pas si l’affranchissement dont elle parle a été vraiment une préoccupation du féminisme, mais il est clair que le fait que vous portiez des pantalons, que je porte des pantalons, et que je m’y sente bien, c’est quand même une grande libération. Je me souviens, quand j’étais très jeune, pendant la guerre, des premiers pantalons que j’ai portés… On avait parié avec des copines à l’école que l’on viendrait, le lendemain, en pantalon. Moi, je suis arrivée en pantalon et les autres ne l’étaient pas, elles étaient en jupe… Et je me souviens qu’une de nos profs m’avait dit de manière critique : « Vous n’avez pas de jupe ? ». Cela pour rappeler combien le pantalon n’était alors pas admis. Et même au lendemain de la guerre, cela se faisait encore très peu d’en porter. Le pantalon a été une véritable conquête. Maintenant, les femmes de mon âge ne se sentent bien qu’en pantalon et les jeunes le portent beaucoup.

La mode est-elle une question pour les féministes ?

Pas vraiment. Je n’ai jamais trouvé ce sujet, là, devant moi. Ou j’ai voulu l’ignorer. Je pensais que c’était une question subsidiaire. En tout cas, je voyais seulement le vêtement comme une question de confort, pas comme une question idéologique. Mais, maintenant, cela devient un sujet ‒ et Christine Bard l’a bien montré. Même si je pense que les féministes doivent seulement faire comme elles ont envie, sans souci du regard des autres. George Sand a éprouvé le besoin de s’habiller en homme, Louise Michel aussi d’ailleurs ‒ parce que c’était plus pratique au fond pour elle.

Mais la mode, très longtemps, a été faite par des hommes… Et, souvent, je la trouve profondément ridicule. Les hommes qui habillent les femmes de cette façon ne les aiment pas ! Quand on considère les défilés de mode, personne ne sortirait dans un pareil accoutrement pour prendre l’autobus ou voyager… On est donc encore un peu prisonnières du vêtement. En ce sens, c’est donc une vraie question que doivent se poser les féministes. Les femmes ont longtemps été entravées, encombrées, par des vêtements pensés par les hommes… À cet égard, et j’y reviens, je pense que le pantalon a été une formidable conquête.

Y a-t-il des vêtements interdits/impensables pour la lutte politique ou, a contrario, des tenues privilégiées ?

En réalité, nous avons un rapport pratique au vêtement : quand on va manifester, quand on est dans la rue, il faut pouvoir courir. D’où les chaussures plates, d’où les vêtements souples, n’entravant pas la course… Mais cela vaut pour les militantes, ce que n’ont pas été toutes les féministes certaines ayant plus lutté et œuvré par leurs écrits.

Est-ce que la question des couleurs se posait ?

… Non, vraiment, je ne me souviens pas. Quand on allait militer, on ne faisait pas attention à cela. Mais aujourd’hui, quand même, si je suis saisie par la nécessité de faire un cadeau à quelqu’un qui attend un bébé, je veillerai à éviter le rose si c’est une fille et je veillerai à éviter le bleu si c’est un garçon. Je le ferai pour ne pas me soumettre aux idées reçues.

Cela vous semble-t-il avoir du sens de dire que des couturiers ont libéré la femme ?

Il y a des couturiers qui ont libéré la femme, mais un ou deux, pas plus. Sinon, la plupart des couturiers ne s’en soucient pas. Poiret, qui a contribué à l’abandon du corset, est important dans cette histoire. Quand j’étais toute petite, dans les années 30, on m’affublait d’un corset… mais on s’en est débarrassé rapidement ensuite. Chanel également représente quand même une libération des femmes. Mais, sinon, la plupart ne le font pas… Ils les encombrent même, sans le faire, cependant, d’une façon explicite. Au fond, c’est un peu l’un des signes du pouvoir écrasant des hommes sur les femmes…

Je dirais en fait que l’histoire surtout ‒ et en particulier la Grande Guerre ‒ a changé les choses. Si vous regardez le costume d’avant 1914 et celui de la fin de la guerre, il a complètement changé… C’est parce qu’entretemps, les femmes ont compris que, si elles voulaient travailler et faire des métiers dits masculins, il leur fallait des vêtements adaptés, qui ne soient pas gênants. La guerre a libéré la femme.

D’ailleurs, il y a eu ensuite une vogue du costume masculin chez certaines femmes, comme Madeleine Pelletier, cette femme médecin, psychanalyste… poursuivie parce qu’elle pratiquait des avortements. On l’a incarcérée, on l’a condamnée, on l’a martyrisée, on l’a enfermée chez les fous. Cela a été ignoble, la façon dont elle a été traitée, et elle est morte finalement en 1939.

Cela ne veut pas dire pour autant que les féministes doivent adopter nécessairement le costume masculin, que je trouve très sévère… Et pourquoi cette sévérité dans le costume masculin d’ailleurs ?

Pouvez-vous nous parler un peu de votre propre histoire de mode, de l’évolution de votre vestiaire ?

J’ai seulement changé mon rapport aux couleurs depuis que j’ai des cheveux blancs. Je me suis aperçue, depuis, que le noir ne m’allait pas si mal que ça ! Et donc je ne le rejette plus, alors qu’avant je portais plutôt des couleurs.

Avez-vous une mémoire vestimentaire ‒ familiale et/ou politique ‒ qui influence votre façon de vous vêtir ? Ou une « éducation vestimentaire » contre laquelle vous vous seriez construite et dressée comme féministe ?

J’ai perdu ma mère quand j’avais douze ans, alors… J’ai été un garçon manqué et j’étais très indépendante… Ce sont surtout les idées, en réalité, qui ont décidé de mon engagement. Je suis devenue féministe grâce à mon père, qui était un macho fieffé. Je me suis rebellée contre lui et j’étais en rébellion permanente : « pourquoi est-ce que je ne peux pas faire ça et pourquoi mon frère le peut, lui ? ». Et la réponse « parce qu’il est un garçon » m’a toujours paru un peu courte… Je n’acceptais pas et c’est comme ça que mon féminisme est né, un peu intuitivement. J’ai découvert après l’analyse et la théorie du féminisme, avec Colette Audry. Je ne peux donc pas dire que j’ai beaucoup réfléchi à la question du vêtement. Même si je pense que la façon dont on s’habille est, au fond, essentielle. C’est une question de respect pour soi et pour autrui. Il faut être soigné et ne pas renoncer à une certaine élégance. La beauté est importante dans toute chose…

Avez-vous un vestiaire différent selon vos casquettes ?

Ce qui est sûr, c’est qu’en tant que ministre, on pouvait, et on devait, changer de tenues tous les jours… Ce qui est plaisant au fond. Mais vous tombez mal avec moi, je ne varie pas beaucoup en matière vestimentaire, je suis très classique !

Vous êtes-vous déjà, en certaines circonstances, interdit des vêtements ou des tenues ?

Non, je n’ai pas d’exemples… Comme je le disais, l’important pour moi est d’être soignée sans choquer. D’être à l’aise aussi dans mes vêtements pour ce que j’ai à faire. Et d’ailleurs, à l’inverse, je ne me suis jamais interdit de porter des pantalons. Pourtant, cela m’a valu quelques problèmes à l’Assemblée nationale, parce que la loi interdisait le port du pantalon et que je la bravais. Cela m’est arrivé très souvent… Mais tout cela, c’était il y a trente ans. Maintenant, les femmes se sont libérées de cela.

Quoique l’épisode de la robe de Cécile Duflot montre la persistance de certains comportements masculins ridicules et inadmissibles à mes yeux. De même, la façon dont Édith Cresson a été brocardée, insultée… Aujourd’hui cela relèverait de la diffamation. Il y a quand même des lois maintenant qui permettent aux femmes de se défendre, même si, malgré tout, il peut arriver que les femmes elles-mêmes ne s’en emparent pas et ne se défendent pas suffisamment.

Quels vêtements aimez-vous porter ?

Le pantalon, toujours… Et aujourd’hui, je n’aime pas le gilet que j’ai. Je préfèrerais une couleur plus vive [il est bleu ciel très pâle, ndlr]. J’ai un gilet exactement semblable, mais rouge, et je trouve qu’il me va mieux ! Mais au fond ce qui m’importe c’est le confort. Le confort passe par le vêtement et il faut que vous vous sentiez à l’aise dans un vêtement. J’observe beaucoup les femmes et la façon dont elles s’habillent aujourd’hui… Il y a une tentation du « recherché ». J’ai regardé ce matin les femmes qui sont allées voter [aux primaires de la droite, ndlr], Nathalie Kosciusko-Morizet est venue en jupe et en corsage, elle était très agréable à regarder, mais habituellement, elle est souvent en pantalon car elle fait des campagnes. Quand je faisais autrefois des campagnes, et j’en ai fait beaucoup, des campagnes politiques, municipales, législatives, etc., je devais monter, grimper, marcher, aller et venir… Il faut donc être à l’aise, se sentir bien, et il n’y a que le pantalon ou des vêtements très souples, comme les hommes d’une certaine façon, qui, eux, ne réfléchissent pas vraiment à ces questions et prennent des vêtements dans lesquels ils se sentent bien. Mais pour revenir à Nathalie Kosciusko-Morizet, je pense qu’elle joue avec le vêtement en toute liberté. Et elle a raison !

Mais moi je ne « recherche » pas… je ne recherche pas le détail qui marque, ni à me distinguer par ceci ou par cela. Pour moi, c’est secondaire. J’aime le raffinement, cependant, dans la coupe d’un vêtement par exemple. Et un vêtement auquel il manque un bouton, qui est tâché au mauvais endroit cela peut me casser le moral ! Comme je suis toujours un petit peu en représentation, j’ai besoin de me sentir bien.

Pourriez-vous choisir une photo de vous pour notre revue, et nous la commenter ?

… Je ne sais pas… Il y a deux vestes que j’aime particulièrement, que je porte quand je vais quelque part, qui sont un peu satinées (notamment une lilas). Je vais vous les montrer. J’aime les porter avec un pantalon noir et un chemisier blanc. J’aime beaucoup cette tenue, parce que je m’y sens bien, tout simplement.

La veste lilas d’Yvette Roudy photographiée dans son appartement, 2016.

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Historienne, écrivaine, Michelle Perrot a développé ses recherches dans plusieurs directions : travail et monde ouvrier, délinquance et prisons, vie privée, histoire des femmes. Auteure de nombreux ouvrages, dont, récemment, Histoire de Chambres (2009), Mélancolie ouvrière (2013) ou Des femmes rebelles (2013), elle a également co-dirigé avec Georges Duby, l’Histoire des femmes en Occident de l'Antiquité nos jours (1991-1992). Co-productrice des Lundis de l'Histoire sur France Culture (1990-2014), elle a reçu en 2014 le Prix Simone de Beauvoir pour l’ensemble de son œuvre.

Que pensez-vous des propos de Benoîte Groult, de cette idée d’un affranchissement qui passerait par l’impératif de « devenir laide » et par le désintérêt à l’égard des vêtements ?

Je comprends la réaction de Benoîte Groult et son désir d’échapper à l’impératif de la beauté. « Sois belle et tais-toi » : on connaît le vieux commandement. Bien des femmes ont partagé ce sentiment. George Sand s’affranchit de ce diktat dans son écriture et dans la vie. Écrivant son autobiographie ‒ Histoire de ma vie ‒, elle donne pour tout portrait d’elle la sécheresse de sa signalétique identitaire et déclare qu’elle n’y reviendra pas. Elle s’habille en homme pour courir plus librement dans Paris, voyager ou monter à cheval. Mais elle conservait le goût des travaux manuels ‒ elle habillait les marionnettes du théâtre de Nohant ‒ et des belles étoffes. La philosophe Simone Weil déclarait aussi rompre avec toute séduction par éthique et par commodité. On pourrait multiplier les exemples. Mais à l’inverse, on trouverait chez beaucoup de femmes ‒ même féministes ! ‒ l’attrait des parures, du beau linge, de jolies robes, de vêtements qui transforment, qui permettent d’être autre. Le goût du travestissement comme une échappée, une altérité. La mode, pourvu qu’elle ne soit pas contraignante ‒ et elle l’était autrefois plus qu’aujourd’hui ‒ permet de telles excursions.

La mode est-elle une question pour les féministes ?

La mode est assurément une question pour les féministes, dans la mesure où elle fait partie d’un système de domination du corps des femmes, de leurs apparences, mais aussi de leur morphologie, de leurs mouvements, de leur emploi du temps. Pensez à la tyrannie des saisons et des jours pour les bourgeoises de jadis. Mais il y a bien des attitudes possibles entre le rejet, l’adaptation, l’invention de modes nouvelles. Le mouvement de libération des femmes a fait changer la mode, dont les femmes ne supportent plus les rigidités.

Le vêtement est-il une arme politique ?

Le vêtement ‒ et plus largement l’apparence ‒ a été à plusieurs reprises dans l’histoire une arme, une forme d’expression politique. La Révolution française a été aussi une révolte de la mode, dont les sans-culotte étaient porteurs. Pour les femmes, on pense au rejet de l’insupportable crinoline, du corset autour de 1900, à l’adoption du bloomer par les cyclistes, prélude au raccourcissement des jupes dès la Belle Époque, à celle des cheveux courts dans les « années folles » qui sont aussi celles du tailleur-pantalon qui caractérise les Garçonnes (cf. Christine Bard et ses deux livres à ce sujet). Certaines femmes se sont coupé les cheveux à la Libération pour protester contre la tonte des femmes. Le port du jean est aussi une forme d’émancipation. Mais il peut aussi y avoir surenchérissement de la féminité, par exemple dans la mode hippie et ses longues jupes gitanes. La robe à fleurs de Cécile Duflot dans l’Assemblée nationale de 2012 est aussi une manière d’affirmer une féminité vestimentaire trop souvent réduite au fameux tailleur-pantalon.

Y a-t-il des vêtements interdits/impensables pour la lutte politique ou, a contrario, des tenues privilégiées ?

Des vêtements interdits ? Pas vraiment. Mais des exigences liées au sexisme ordinaire. Les premières femmes politiques se sentent regardées, jaugées, obligées par conséquent d’adopter une tenue neutre, convenable, qui couvre leur corps, nie même leurs formes. Il faut faire oublier qu’on est une femme en ne prenant pas de tenue sexy. Vive le tailleur-pantalon, les couleurs neutres, qui n’attirent pas l’œil. Bien entendu, cela change avec le temps. Les tailleurs flashy de Rosine Bachelot rompent avec cette image terne.

Des tenues privilégiées dans la représentation, assurément. Des vêtements favoris dans les luttes politiques de la rue ou de la réunion, certainement : la généralisation du jean répond à ce désir de liberté, de neutralité pratique. Mais les femmes ont beaucoup d’ingéniosité pour y apporter une touche de fantaisie. C’était même un enjeu dans les années 1970-1980.

Cela vous semble-t-il avoir du sens de dire que des couturiers ont libéré la femme ?

Certains créateurs ont senti les nouveaux besoins des femmes et ont contribué à les libérer. Poiret, Coco Chanel, Saint-Laurent, Sonia Rykiel... sont de ceux-là. Mais il y en a bien d’autres, d’autant plus que de nombreuses créatrices se sont affirmées dans le prêt-à-porter dans les dernières années. Plus que de politique, il s’agit sans doute d’économie, d’adapter le marché à la « femme nouvelle » qui travaille, conduit une voiture, voyage, fait du sport, etc.

Y a-t-il des couleurs fétiches pour les luttes féministes ou, à l’inverse, des couleurs interdites ?

Les couleurs « layette », bleu et rose, ont longtemps été proscrites. On leur préférait le rouge et le noir. Il me semble que la palette un peu neutre et sombre des premières féministes s’est considérablement enrichie.

Pouvez-vous nous parler un peu de votre propre histoire de mode, de l’évolution de votre vestiaire ?

J’ai une mémoire vestimentaire à la fois familiale et politique dont je me rends compte qu’elle tisse ma biographie. Parfois dans des détails infimes et incongrus : le ruban que je portais dans les cheveux durant l’exode, un certain corsage rouge dont on me disait qu’il m’allait bien, un grand manteau orange qui fut celui de mes premières amours.. Tout cela est assurément biographique plus que politique.

Avez-vous une mémoire vestimentaire ‒ familiale et/ou politique ‒ qui influence votre façon de vous vêtir ? Ou une « éducation vestimentaire » contre laquelle vous vous seriez construite et dressée comme féministe ?

Dans mon enfance et mon adolescence, j’ai été prise entre des influences contradictoires. Ma mère (1898-1995) était une femme très élégante, soucieuse de la mode qui était presque une éthique pour elle, au même titre que l’hygiène. Mon père, très sportsman des années 30, un genre de « Gatsby le magnifique », épris de voitures décapotables et de chevaux, adorait lui faire des cadeaux, fréquenter les soldes de grands couturiers pour l’habiller « chic ». Les temps de la confection n’étaient pas encore venus. Ma mère avait une couturière qui se vantait d’avoir été première chez Lanvin. Chaque saison déclinait ses tenues nouvelles et on passait beaucoup de temps à choisir les formes, les couleurs, les tissus. J’ai participé à cette dramaturgie, car ma mère tenait à ma mise autant qu’à la sienne. À l’adolescence, je le supportais mal. Il y avait la corvée des essayages, et l’angoisse du résultat. Comment suis-je avec cette robe ? Est-ce qu’elle me va ? J’éprouvais le sentiment croissant d’un décalage entre le regard des autres sur moi et le mien propre. Un désir de m’évader de ces contraintes. Mais d’un autre côté, il y avait le collège religieux ‒ le Cours, comme on disait ‒ dans lequel j’ai accompli la totalité de ma scolarité, dont l’austérité, vestimentaire et autre, a été renforcée par la guerre. Nous avions péché par frivolité. Il fallait restaurer l’ordre et la sobriété. Les religieuses jusque là sécularisées ‒ petite robe noire à col blanc ‒ avaient, grâce à Pétain (!), retrouvé le costume religieux, ses plis et sa cornette, et elles voulaient nous imposer un uniforme bleu marine, qui révulsa ma mère. Elle prétexta qu’on ne trouvait pas de tissu adéquat pour choisir un bleu-violet légèrement décalé qui causa mon tourment. Car j’étais très conformiste et détestais ces distinctions. Je souffris beaucoup lorsqu’un été, il me fallut porter une jupe-short rayée pastel, fort jolie, mais que je haïssais, la trouvant inconvenante ! La guerre me rendit janséniste, hostile à toute frivolité. Je me mis à détester les visites chez la couturière, la corvée des essayages. Je refusais de porter une gaine que ma mère estimait indispensable à ma bonne tenue : la « ligne » était une obsession et d’ailleurs je me trouvais toujours trop grosse. Bref : ces histoires de vêtement m’ont empoisonné la vie et je ne rêvais que de m’en affranchir. Il se trouve que Benoîte Groult donnait des cours ‒ de latin ou d’anglais, je ne sais plus ‒ dans mon collège de jeunes filles. J’admirais ses tenues sportives, ses feutres souples à la Darieux qui était notre idole. Elle n’a jamais su qu’elle avait contribué à ma libération vestimentaire (et autre), elle qui voulait être laide !

Avez-vous un vestiaire différent selon les circonstances ? Vous êtes-vous déjà interdit certaines tenues ?

En effet, je ne porte pas les mêmes vêtements selon les circonstances et les occasions. Je me « change » souvent. Du moins autrefois. Car l’âge gomme bien des choses et autorise bien des libertés en desserrant les contraintes sociales. Je n’ai plus les mêmes obligations. Plus les mêmes envies non plus. Je porte davantage les mêmes vêtements. J’y suis plus indifférente.

Me suis-je interdit des vêtements ? Oui. J’étais d’une pudeur extrême et d’un grand conformisme. Je me suis rebellé contre l’interdiction du port du pantalon au lycée, qui a persisté jusque dans les années 1970. Je portais des robes, des jupes, des bas ‒ qui filaient toujours ‒, enfin des collants… Toutes choses que j’ai pratiquement oubliées.

Quels vêtements aimez-vous porter ?

Des vêtements confortables, vestes, impers, pantalons, pulls très divers, j’aime la maille, le cuir, le lin l’été, les écharpes pour varier les couleurs. Le sport élégant est ce que je préfère. J’apprécie la mode masculine, que je trouve de plus en plus raffinée. J’ai peu de tenues vraiment « habillées », comme on dit curieusement, et cela me pose quelquefois problème pour telle ou telle réception dont je m’abstiens parfois faute de vêtements ad hoc !

Aimez-vous « faire les boutiques » ?

Pendant longtemps, je n’aimais pas faire les boutiques. J’avais une boutique de confection raffinée, dont la responsable, Marie Brunon, était une femme très avisée, branchée notamment sur la couture italienne. Dans sa boutique chaleureuse et intime, j’avais plaisir à choisir mes vêtements. J’appréciais le regard exercé et complice des vendeuses, très stables, qui me connaissaient et me conseillaient bien. Les essayages ne me pesaient pas au contraire. C’était un bon moment, rassurant parfois en dépit du passage du temps, en raison de l’indulgence de la maîtresse des lieux. Un moment agréable « entre femmes », que je regrette maintenant que la boutique a fermé. Je « fais » donc à nouveau les boutiques de mon quartier (rive gauche) ou du Marais (magnifique confection), sans déplaisir, avec même le sentiment de découvertes, mais en privilégiant certaines d’entre elles, en retrouvant de nouveau des habitudes sans y parvenir vraiment. Je suis décidément bien casanière… Je fréquente aussi le Bon Marché, notamment le rayon pour hommes, que je trouve superbe, guidée par les hommes de ma famille, qui s’y débrouillent très bien quand j’y suis un peu perdue. Je préfère les petites structures, un choix déjà ciblé. Le foisonnement des marques ou des vêtements me désarçonne. Il m’arrive souvent de ne rien acheter parce que, entre différents modèles, je ne sais pas quoi acheter.

Parmi les créateurs : Agnès b, Ralph Lauren, Prada, Pôles pour les tricots, Repetto pour les chaussures… Mais je ne suis pas vraiment ciblée sur les marques.

Pourriez-vous choisir une photo de vous pour notre revue, et nous la commenter ?

Je déteste mon image et par conséquent les photos de moi. Je n’ai rien de plaisant ni de pertinent à vous proposer. Plutôt une photo de ma mère, si jolie dans sa tenue 1925.

Photographie de la mère de Michelle Perrot, 1921.

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Entretien avec Gwladys Bernard, Elody Croullebois, Ophélie Latil, Aurélie Louchart. Toutes militent au sein du collectif féministe Georgette Sand, dont elles définissent les caractéristiques sociologiques ainsi : « Le profil-type, même si on aimerait beaucoup sortir de cela, c’est la blanche de classe moyenne, 25-35 ans, hétérosexuelle, qui a fait des études supérieures. »

Que pensez-vous des propos de Benoîte Groult, de cette idée d’un affranchissement qui passerait par l’impératif de « devenir laide » et par le désintérêt à l’égard des vêtements ?

Elody Croullebois On en a parlé l’autre jour, on était d’accord pour dire que c’était réducteur car, finalement, en agissant ainsi elle s’inscrivait toujours dans un rapport au regard de l’homme. D’ailleurs deux pages plus loin, Benoîte Groult le synthétise très bien elle-même : « Quand suis-je devenue féministe ? Je ne m’en suis même pas aperçu. C’est arrivé beaucoup plus tard, et sans doute parce que j’avais eu tant de mal à devenir féminine. Toute cette jeunesse paralysée par le trac de ne pas correspondre à la définition imposée, donc de ne pas trouver preneur, m’est remontée à la gorge quand j’ai vu la jeunesse de mes trois filles, leur liberté. La vie n’est pas devenue facile pour elles, bien sûr. La liberté n’est pas facile pour soi-même et encore moins pour les autres. Mais du moins les problèmes qu’elles rencontrent ne sont plus liés à cette désespérante notion de “vraie femme” hors de laquelle il n’est pas de salut et qui exerce encore ses ravages aujourd’hui. » L’émancipation est dans le fait de faire ce que l’on a vraiment envie de faire.

Aurélie Louchart J’ajouterais un bémol, toutefois. Il est difficile de s’abstraire d’un conditionnement, en tant que femme, à vouloir être désirable. Il y a toujours une injonction à être jolie ou, au moins, à faire un effort pour l’être. Il y a aussi la pression à être en couple. Ne pas être désirable, c’est risquer de rester seule. On ne peut pas s’habiller tout à fait comme on veut, ou alors on risque d’en payer le prix fort. L’essentiel pour moi est d’avoir conscience de ce qui se joue. On peut être hyper libérée en mini-jupe ou au contraire tout à fait aliénée, pareil avec le voile.

Ophélie Latil L’enlaidissement évoqué par Benoîte Groult n’est pas une solution, non, mais il relève aussi d’une autre génération du féminisme. Ma mère, qui était coquette tout en participant à des squats lesbiens où on brûlait des soutiens-gorge, m’a dit que quand elle arrivait bien habillée à des réunions féministes, on lui faisait la remarque, « Tu es féministe alors que tu es bien habillée ? » Des réactions que j’ai un peu rencontrées moi aussi il y a dix ans quand j’ai commencé à militer et que j’arrivais en talons hauts à une manif ou sur un squat. Mais l’émancipation actuelle passe plutôt par un rapport à soi-même et aux complexes qu’on intériorise toutes. J’ai l’impression qu’avant le complexe c’était de ne pas avoir trouvé d’homme, maintenant c’est de ne pas faire une taille 34.

AL Autrefois l’interdit était de profiter de son corps, maintenant c’est de ne pas tout faire pour avoir une apparence parfaite. Mais ne pas mettre de rouge à lèvres, ou ne pas porter de talons parce que ce ne serait pas féministe, c’est encore et toujours se placer par rapport à l’homme.

OL La notion de plaisir est importante, aussi. Il y a un plaisir, une sensualité à mettre un beau rouge à lèvres, de jolis talons. Et un côté madeleine de Proust : mettre de la poudre, du blush, le passage du pinceau sur mes joues me renvoie au geste que ma grand-mère faisait devant son miroir.

Gwladys Bernard Moi j’ai eu une phase d’enlaidissement, ou au moins de désintérêt manifeste à l’égard des apparences, entre quinze et vingt-trois ans. Ce n’était pas par rapport au regard des hommes, c’était plutôt que je voulais réussir mes études et j’avais le sentiment que faire du shopping et me faire belle c’était perdre mon temps, je considérais la mode comme futile, l’image comme un piège. Il y avait de ma part une forme de réaction à ce qu’avait vécu ma mère, qui avait arrêté très tôt ses études et avait vécu la grande vie, elle avait fait la bringue dans un milieu très branché mode. J’avais comme modèles des femmes qui étaient toutes mal fagotées, mon modèle c’était Martine Aubry, pas Sharon Stone. Je voulais être dans le neutre. La seule latitude que je me laissais était celle des costumes que je portais (avec plaisir) pour la danse et le théâtre. Le changement est venu quand j’ai pris conscience que la mode était un rapport à soi et non un carcan social.

Le collectif Georgette Sand

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La mode est-elle une question pour les féministes ?

En chœur : Oui !

GB En une phrase : La mode est politique, le féminisme est politique.

EC Je ne dirais pas que c’est une question « officielle », clairement posée, chez Georgette Sand, qui a une approche plus transversale notamment sur les droits économiques et les stéréotypes. Ça l’est plus en revanche dans d’autres mouvements, comme bien sûr les Femen qui décident de retirer certains vêtements. Mais chez les Georgette, on en discute en fait souvent et on n’est d’ailleurs pas toujours d’accord sur ces questions, d’où des débats comme le fameux « String ou culotte ? », qui est devenu une blague entre nous (porter un string est-il une forme d’aliénation ?).

OL Ou sur l’hypersexualisation de certaines stars comme Beyoncé, Rihanna ou Miley Cyrus. Contrairement aux deux autres, l’hypersexualisation chez Beyoncé semble ressortir d’une forme d’enpowerment, car elle l’accompagne d’un discours militant, elle est une ambassadrice du féminisme, elle contrôle totalement son image et a construit son business. Ce qui n’est pas le cas de Rihanna ou Miley Cyrus chez qui on sent une vraie fragilité. Mais ça reste un débat entre nous !

AL En fait on discute de ces questions mais on ne souhaite pas communiquer là-dessus parce qu’on ne veut pas se mettre en situation de distribuer les bons ou les mauvais points. Au bout du compte, on est surtout pour la liberté personnelle. Néanmoins, le travail des féministes sur la dictature de la beauté me semble essentiel, ne serait-ce que pour la question de la réification des femmes. De nombreuses études montrent le lien entre ce phénomène et troubles alimentaires ou dépressions.

GB J’ai regardé du côté de l’Institut Émilie du Châtelet, où la moyenne d’âge est plus élevée, autour de cinquante ans. Aucune de leurs assises ni de leurs cafés n’ont été consacrés à ce thème. C’est une autre génération, pour qui la mode n’est pas un sujet sérieux.

Le vêtement est-il une arme politique ?

AL Oui, c’est un vrai outil dans la lutte. Les apparences et les vêtements sont un enjeu de « guerre culturelle » ; ce sont des symboles donc ça se manipule.

OL Il n’y a qu’à voir l’usage que la Manif pour tous a eu des bonnets phrygiens (aussi repris par Mélanchon, d’ailleurs !), ou encore le code vestimentaire de mouvements féminins antiféministes comme les Cariatides ou Antigone, avec leurs robes blanches. Chez les Georgette, on a un vêtement symbole, ou plutôt un signe de reconnaissance : un petit nœud vert ou violet. On l’a choisi en fondant le collectif parce que notre but était de déconstruire les stéréotypes de genre. On est parties de l’idée que certaines attitudes, certains objets sont synonymes de pouvoir lorsqu’ils sont associés à des hommes, mais voient leur connotation inversée lorsqu’ils sont liés à des femmes. C’est le cas du nœud : le nœud papillon masculin, c’est l’élégance, le sérieux, la reconnaissance sociale. Le nœud chez la femme, surtout dans les cheveux, c’est la frivolité, la superficialité, ça fait petite fille. En le reprenant, on a voulu exprimer la différence de représentation entre les hommes et les femmes. Les hommes de notre collectif le portent souvent dans les cheveux !

Y a-t-il des vêtements interdits/impensables pour la lutte politique ? A contrario, des tenues privilégiées ?

EC Non, et même il ne devrait pas y en avoir. Le vêtement qui convient pour la lutte, c’est celui dans lequel on se sent bien.

OL Moi je mets un point d’honneur à être bien habillée en manifestation. Justement parce que je sais que ce n’est pas l’image qu’on a. On sait maintenant que les féministes ont une sexualité, qu’elles ne sont pas toutes aigries, mais on reste encore beaucoup sur l’idée qu’elles sont mal habillées, or moi j’adore m’habiller.

AL Par le passé, je me censurais beaucoup, notamment pour les manifs, je me disais que je ne pouvais pas porter ça, que je ne serais pas crédible. Maintenant je me suis affranchie de cette peur, je me dis qu’il faut même être là où on ne nous attend pas. Porter du rose pourquoi pas, on peut renverser la connotation négative de ce qui est « girly ». Il s’agit en fait de briser les carcans pour ouvrir au maximum le champ des possibles, refuser de se laisser enfermer.

OL De toute façon, c’est le fait d’être une femme qui fait qu’on n’est pas prise au sérieux, pas être habillée de telle ou telle façon. Ce qui « pose problème », c’est simplement d’avoir un vagin ! Ne pas porter de rose, se mettre en noir, être désagréable, c’était l’ancienne méthode, celle de nos mères. Moi j’estime que si je suis en rose avec des licornes sur mes chaussures et que mon discours prouve ma compétence, on doit m’écouter.

AL De toute façon, les vêtements ne protègent ni du sexisme, ni du racisme ! Quelle que soit la façon dont on s’habille, un homme sexiste estimera qu’on est inférieure simplement parce qu’on est une femme.

OL C’est sûr. J’ai souvenir d’avoir remonté une avenue derrière une Américaine qui portait un short hyper court ; moi je portais une jupe assez longue et très ample, avec un haut un peu ajusté et à côté il y avait une fille voilée. Et bien on s’est fait interpeler et siffler toutes les trois, on a eu les mêmes remarques. Ce n’était pas nos vêtements, mais bien notre statut de femme qui était en jeu.

Y a-t-il des couleurs fétiches pour les luttes féministes ou, à l’inverse, des couleurs interdites ?

En chœur : Non, aucune couleur n’est interdite.

OL Le vert et le violet de nos nœuds, ce sont les suffragettes. Là on s’est vraiment placées dans une tradition en faisant ce choix. Et le rose reste un enjeu, on a d’ailleurs beaucoup travaillé sur le marketing genré avec les Georgette. Mais on ne veut pas rejeter en bloc le côté girly et tout ce que cette couleur implique en matière de « mignonitude ». Je n’avais pas le droit de porter de rose quand j’étais petite, ma mère ne voulait pas ; j’ai fini par obtenir le droit en CM2, après cinq ans de négociations, d’avoir un stylo rose.

AL Tu crois qu’on sera comme ça, nous aussi ?

Cela vous semble-t-il avoir du sens de dire que des créateurs ont libéré le corps de la femme ?

GB Ne nous libérez, pas on s’en charge ! Déjà l’idée de créateurs hommes qui libèrent la femme, j’ai du mal. Côté femmes, on pense bien sûr tout de suite à Chanel et Madeleine Vionnet, pour la question du corset. Je dirais qu’il y a des choix esthétiques qui sont libérateurs, mais après ce sont les femmes qui se libèrent elles-mêmes. On peut avoir des femmes habillées en Chanel qui sont l’incarnation de la misogynie !

OL Et après tout, Chanel a créé des robes sans corset qui nécessitaient d’être très mince, c’était une autre forme d’emprise sur les corps. Était-elle d’ailleurs féministe ? Pour elle, oui, mais pour les autres ? Par contre, Gaultier a réussi à faire défiler des mannequins qui n’étaient pas minces.

GB Ça reste malgré tout une exception, quand tu lis des autobiographies de mannequins, tu prends peur. Les féministes se posent la question de la mode, mais le féminisme n’a pas l’air d’être une question dans le milieu de la mode ou chez les costumiers. Les costumiers des grandes productions sont pour la plupart des hommes. J’ai entendu des remarques qui montraient un manque complet de respect du corps, comme « Tes seins, je m’en fous, tu les mets où tu veux », et le type t’écrase dans un corset xvie siècle, tu ne peux plus respirer. C’est complètement impitoyable, un milieu de petites mains souvent assez soumises.

OL Une des rares fois où j’ai travaillé avec des costumes de créateur, c’était au festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence. Il me semble que c’était des costumes d’Issey Miyake, c’était la classe. Les hommes avaient de grands pantalons fluides, des trucs un peu en gaze, magnifiques. Nous on avait des chaussures qui nous compressaient les pieds, on avait les pieds en sang tous les soirs, des jupes portefeuille qui ne tenaient pas. Tout avait été pensé pour les mecs, pas pour les filles qui étaient dans un état de mal-être incroyable, surtout dans la chaleur d’un mois de juillet. Ça ne correspondait ni aux morphologies féminines, ni aux conditions climatiques. On voyait vraiment que c’était un homme qui avait pensé les costumes.

AL Oui, d’ailleurs la mode est encore largement déterminée par des hommes, ce sont beaucoup des créateurs et pas des créatrices.

EC Il commence à y avoir une certaine prise en compte de la diversité des corps dans les défilés (en espérant que cela ne soit pas, justement, un simple effet de mode !). Mais il reste beaucoup à faire, surtout quand on voit des campagnes publicitaires comme celle d’American Apparel où on fait poser des gamines de quinze ans dans des postures suggestives que je juge scandaleuses.

AL Ce qui renvoie encore une fois au problème de la dictature de la beauté dans nos sociétés occidentales du xxie siècle, ce que la romancière Nelly Arcan a appelé « la burqa de chair » (un écho du « corset invisible » d’Éliette Abecassis). Le monde de la mode a une responsabilité notamment par le choix des mannequins et plus encore par les retouches Photoshop. Une étude a été menée en Angleterre auprès d’adolescentes : elle montrait que la très grande majorité des filles savaient bien que les photos de mode étaient retouchées, mais que cela ne les empêchait pas d’en concevoir des complexes douloureux. Cela reste donc un sujet pour les féministes.

Pouvez-vous nous parler un peu de votre propre histoire de mode, de l’évolution de votre vestiaire ? Avez-vous une mémoire vestimentaire familiale et/ou politique qui influence votre façon de vous vêtir ?

GB Mon histoire de mode ne s’articule certainement pas aux scansions de la mode, je ne les connais pas, je ne sais pas quelles sont les couleurs de la saison, je ne lis pas la presse féminine. L’évolution de mon style est plutôt liée à ma propre trajectoire, je m’habille différemment depuis que je me suis engagée dans le militantisme féministe. Maintenant, j’ai un vestiaire émancipé, je m’autorise à porter des choses que je ne m’autorisais avant que sur scène : beaucoup de velours (que j’adore), un peu de fourrure malgré les protestations de mes amis vegan, de la couleur, des vêtements « hors temps », des pièces de formes très diverses. Au sein du collectif « La Barbe ! », où je milite également, j’ai d’abord été plus sur la retenue, car le mouvement, majoritairement lesbien, a un style plus « queer » ; mais maintenant j’y vais habillée comme je le sens. Le code vestimentaire de La Barbe ! lors de ses actions a d’ailleurs évolué, lui aussi : au début, l’idée était de reprendre les codes des hommes de la IIIe République, puis les militantes se sont aperçues que c’était tout aussi percutant, voire plus, de porter des vêtements plus actuels et même des robes ou des jupes.

EC Jusqu’à environ quinze ans, j’avais une allure plutôt garçonne, à base de gros sweats et de baskets, je m’habillais avec des fringues de sport du rayon homme. Vers quinze ans, j’ai effectué un revirement complet et j’ai adopté le look d’une femme de quarante ans, avec des escarpins pointus, une coupe courte qui me vieillissait. Ce n’était pas sexualisé, c’était juste hors temps. On discernait une lointaine influence de la mode des années 1920-1930, notamment par les foulards Charleston que je mettais dans mes cheveux. Sur les photos de cette époque, au milieu de mes amis, je détone complètement. Puis vers dix-sept ou dix-huit ans, je me suis mise à m’habiller de façon plus conforme à mon âge. Depuis trois ou quatre ans, je porte très souvent des jupes. Je remets aussi des talons très hauts : alors que je suis déjà assez grande (1,70 m), cela me grandit encore et me donne confiance car je vois les gens qui lèvent la tête pour me parler. Par ailleurs, et c’est là un héritage de ma grand-mère qui tenait une boutique de lingerie, j’adore les jolis dessous. Dans ma famille – qui est une famille de femmes – on s’offre de beaux ensembles, sans que cela n’ait rien de sexualisé. C’est vraiment mon péché mignon.

AL Moi, c’est le fait de grandir en Seine–Saint-Denis qui a influencé mon vestiaire. Je ne me sentais pas tout à fait libre de porter ce que je voulais. Bien sûr, il y avait le mal-être de l’adolescence, mais aussi quelques remarques de copains avec une définition assez précise de ce qu’était une « fille bien ». Le truc prédominant, c’était la crainte que quelque chose m’arrive si je rentrais tard en portant des vêtements qui ne soient pas passe-partout.

De ce point de vue, mon arrivée à Paris a été libératrice : je pouvais mettre une jupe ultra-courte si je le voulais ! Mais j’avais toujours un sentiment ambigu face à cet impératif de correspondre à « l’idéal féminin ». Je ressentais une obligation d’être tout le temps désirable. Jusqu’à mes trente ans, j’étais persuadée que si je mettais un pyjama en pilou au lieu d’une nuisette, mon mec fuirait… J’ai mis du temps à me débarrasser de cette aliénation intégrée. Aujourd’hui, je peux aller dans n’importe quel registre vestimentaire, mais selon mes envies.

OL J’ai un souvenir d’enfance très fort. Mon frère réclamait à ma mère un de ces joggings avec des boutons pression sur le côté de la jambe, ce que ma mère refusait de lui acheter. Elle lui avait même sorti un article de Jean-Paul Gaultier où il expliquait qu’il ne fallait pas s’embarrasser du regard des autres. Comme ça ne suffisait pas à le convaincre, un jour de marché, elle s’est mis le panier en osier sur la tête et a circulé de stand en stand comme ça, en expliquant aux commerçants effarés le pourquoi de la situation. Elle a rencontré beaucoup de bienveillance de leur part, ils la félicitaient. Mon frère était rouge de honte mais moi avec le recul je conçois une grande admiration pour elle d’avoir osé faire ça. Si on arrivait à arrêter de juger les gens sur les apparences, ce serait un grand achèvement féministe.

EC Ou au moins viser la bienveillance du regard.

GB En fait, nos évolutions se sont faites selon des scansions liées à notre militantisme ou à notre vie sentimentale, très peu en fonction de la mode. Même si bien sûr tout cela se fait sur un fond d’air du temps, ne serait-ce qu’en fonction de ce qu’on trouve dans les magasins.

Avez-vous un vestiaire différent selon les circonstances ? Vous êtes-vous déjà interdit certaines tenues ?

OL Il m’arrive de faire dans l’autocensure. Aujourd’hui, j’avais un rendez-vous professionnel : j’ai mis une tenue plus sombre que d’habitude, des talons, j’en ai enfilé un pull sur mon chemisier en dentelle assez transparent. Il y a un code particulier au monde du travail, on a du mal à en sortir. Et lorsque j’étais à Sciences Po, il m’est arrivé de changer de tenue entre deux oraux d’examen : une tenue un peu Marie-Chantal pour les oraux de droit civil, le petit pull en coton bio et la ceinture de corail pour les oraux de sociologie.

GB À l’époque où je préparais mes auditions de recrutement à l’université, un de mes mentors m’a dit : « Vous n’avez rien compris, vous apparaissez trop concurrentielle. Soyez moche et sympa. » Je me suis donc enlaidie, pantalon noir, veste noir, chignon strict, lunettes (que je ne mets pas d’habitude) et même un châle. Le soir, sur le quai de la gare, ma mère ne m’a pas reconnue. Je m’étais déguisée, ça m’a donné confiance, je me disais c’est le costume qui parle.

EC Comme cela fait quatre ans que je suis dans la même boîte et que l’ambiance est très sympa, jusqu’à récemment je me permettais à peu près tout d’un point de vue vestimentaire. J’avais le même genre de tenue pour le boulot et pour le weekend. Un jour que je retrouvais des amis, dont l’un était aussi un collègue, pour un verre après le travail, quelqu’un s’est étonné du côté sexy de ma tenue de travail et m’a demandé si ça ne me desservait pas. Alors que je répondais que non, j’ai vu celui qui est aussi mon collègue faire la moue. Il m’a dit avoir déjà surpris des regards un peu choqués de la direction. Depuis, je fais plus attention car je ne veux pas freiner mon développement professionnel. Et sur un plan plus personnel, pour des rencontres en « blind » du genre Tinder, j’évite les talons au premier rendez-vous parce que je sais que, si le type n’est pas très grand, ça peut le bloquer. C’est un comble pour quelqu’un qui lutte contre les stéréotypes de genre, je sais !

Quels vêtements aimez-vous porter ?

AL Ce dans quoi je me sens moi-même. Ça dépend donc du moment, de mon humeur…

OL De la lingerie, des jupes (je ne porte presque jamais de pantalon, en fait la jupe correspond mieux à ma morphologie et je trouve ça beaucoup plus pratique au quotidien), des chaussures à talons. Je n’hésite pas à porter des décolletés. Hein, on montre nos seins, chez nous ! Et j’adore les bottes [noires en velours, à franges, avec un petit talon] que je porte ce soir : elles vont avec plein de choses, s’adaptent à tous les contextes, sont super confortables ; c’est un peu mes doudous ! J’ai aussi une affection particulière pour les nœuds papillon de mon grand-père, que je porte de temps en temps. Par ailleurs, les déguisements que je porte en contexte militant – comme lorsque j’ai fait « Super-Précaire » au parlement européen – m’ont aidé à m’approprier mon corps par la transgression. À l’inverse, j’ai longtemps eu du mal avec le kimono que je porte pour faire de l’aïkido, il est moche ; mais je commence à ne plus m’en préoccuper, finalement lui aussi me permet une sorte de libération.

GB Pendant longtemps, ça a été les costumes. Vers huit ou neuf ans, j’ai eu ma période costumes révolutionnaires ou Les Misérables. Et les tutus et justaucorps de danse. Ces costumes de scène étaient souvent réalisés par ma mère, qui avait reçu une formation de costumière même si elle n’a jamais exercé. J’ai porté aussi avec plaisir des crinolines, des perruques… Aujourd’hui, dans la vie quotidienne, j’ai gardé quelques pièces atypiques que j’affectionne particulièrement : un manteau-redingote rouge en velours à l’allure un peu martiale, un chapeau.

Aimez-vous « faire les boutiques » ?

ECCe n’est pas une passion, moi aussi ça dépend un peu de mon humeur. En plus souvent ça me déprime, j’ai l’impression que rien ne me va, que je suis grosse et moche. Par contre, j’aime bien récupérer des vêtements des copines, j’aime bien l’idée de porter quelque chose qui a appartenu à quelqu’un de cher. D’ailleurs, hier je suis tombée après avoir été à deux doigts de me faire renverser, j’ai troué le pantalon d’une copine. J’étais trop triste d’avoir troué son pantalon, je ne lui ai toujours pas dit.

OL Moi aussi ça dépend des jours. Et j’ai du mal avec l’usage des tailles que font certaines marques, comme Abercrombie qui ne taille pas ses vêtements au-delà du 38 pour cibler une clientèle jeune, mince et riche. En plus, ayant travaillé dans le monde des ONG, j’essaie d’éviter d’acheter des vêtements fabriqués par des femmes sous-payées au Bangladesh. C’est aussi pour ça que j’aime bien acheter des fringues d’occasion.

GB J’ai longtemps détesté, aujourd’hui encore ce n’est pas trop ça. Ce sont plutôt les vêtements qui viennent à moi, par internet ou alors parce que je vois quelque chose par hasard en allant acheter mon pain ou autre chose. J’achète vraiment très peu, je récupère de ma mère, mes cousines, mes tantes. Et je me fais beaucoup offrir des vêtements.

Y a-t-il des créateurs dont vous aimez le travail ?

EC OL AL, et Oui, il y a des créateurs, des marques dont nous aimons les vêtements, mais nous n’avons pas envie de valoriser publiquement leur travail alors qu’ils n’ont souvent rien d’éthique ni de féministe !

Y a-t-il des femmes dont vous aimez ou admirez l’allure, l’apparence, les manières de s’habiller ?

EC Dans ma famille, d’un point de vue morphologique, le modèle était plus Marylin qu’Audrey Hepburn. Mais j’ai du mal aujourd’hui à répondre à cette question car je ne me vois pas ériger en modèle quelqu’un sur ces bases-là. L’un des premiers modèles féminins inspirants que j’ai rencontré, idéologie mise à part, lors d’un stage chez Areva, c’est Anne Lauvergeon. Elle a un très grand charisme, une grande assurance, elle réussit, se confronte aux hommes. Elle est vraiment bluffante.

OL J’aime l’usage transgressif des vêtements et des apparences qu’ont pu avoir George Sand ou Alexandra David-Néel (qui avait volé l’alliance de sa mère pour pouvoir voyager seule !). Enfant, j’ai eu assez peu de modèles féminins extérieurs, je m’orientais plutôt sur des modèles masculins (les mousquetaires, par exemple), sans problème d’identification d’ailleurs. Mais les femmes de ma famille ont été des modèles : des femmes très fortes, belles, menant leur vie, leur métier, leur mariage.

AL Chimamanda Ngozi Adichie. Romancière, elle est brillante et sublime. Elle aime les jolis vêtements, les chaussures, le rouge à lèvres, et l’assume. On ne devrait pas avoir à dissimuler qu’on aime des choses dites « féminines » pour préserver sa crédibilité ; comme si l’intérêt pour la mode était synonyme d’absence de cerveau… Son discours apaisé sur ce sujet m’a aidée et fait réfléchir.

GB J’ai eu du mal à trouver mais je dirais Colette, dont j’ai lu et apprécié les textes avant de découvrir les photos ; je trouve qu’elle a une allure folle, à tous les âges de la vie. Sinon je remarque qu’on a toutes beaucoup parlé de nos mères et grand-mères, comme modèles ou comme repoussoirs. Ce sont donc elles qui sont nos grandes références en matière de féminité et donc de vêtements, d’apparence. Et c’est sans doute encore plus complexe quand on a eu une mère féministe et militante rejetant ce qu’elle considérait comme féminin !

Graffiti sur les murs de la Sorbonne, Mai 68. Image extraite du documentaire Avec nos sabots, 1980, produit par Yves Billon.

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Illustrations

La veste lilas d’Yvette Roudy photographiée dans son appartement, 2016.

La veste lilas d’Yvette Roudy photographiée dans son appartement, 2016.

Photographie de la mère de Michelle Perrot, 1921.

Photographie de la mère de Michelle Perrot, 1921.

Le collectif Georgette Sand

Le collectif Georgette Sand

Graffiti sur les murs de la Sorbonne, Mai 68. Image extraite du documentaire Avec nos sabots, 1980, produit par Yves Billon.

Graffiti sur les murs de la Sorbonne, Mai 68. Image extraite du documentaire Avec nos sabots, 1980, produit par Yves Billon.

Citer cet article

Référence papier

Corinne Legoy et Marjorie Meiss-Even, « Mode, vêtement et féminisme », Modes pratiques, 2 | 2017, 328-345.

Référence électronique

Corinne Legoy et Marjorie Meiss-Even, « Mode, vêtement et féminisme », Modes pratiques [En ligne], 2 | 2017, mis en ligne le 14 février 2023, consulté le 24 avril 2024. URL : https://devisu.inha.fr/modespratiques/322

Auteurs

Corinne Legoy

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Marjorie Meiss-Even

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